Le 20 mars, La fête de l’indépendance…indépendance de qui ? Indépendance de quoi ? Indépendance !! Sommes nous indépendants ? Suis-je indépendante ?
Bonjour, c’est juste pour vous signaler que votre lecteur disquette sur l’ordi là où je suis ne fonctionne pas. J’ai un fichier à envoyer et je n’arrive pas à le faire.
Le seul lecteur qui fonctionne ici est celui que j’ai sur le serveur.
je fais comment alors ?
tu me donnes ta disquette, et je te mettrais le fichier sur le réseau
Génial, comme ça tout le monde pourra lire mon fichier et le gérant peut même en garder une copie…
alors ta disquette
Non merci, je me débrouillerais.
Je marche dans les rues de Tunis, je pense à mon fichier, je pense au gérant du publinet, je pense à moi, je pense à la Tunisie…je cherche dans les rues et dans ma mémoire l’indépendance qu’on fête.
Quelques années plus tôt, notre institut fête son centenaire, à l’occasion, une grande salle d’Internet avec une cinquantaine d’ordi dernier cri sera mise à la disposition des étudiants. Ouaou la joie ! A Dieu les publinets, Bonjour l’Internet illimité et gratuit. J’ai attendu son ouverture avec impatience…
Avant de rentrer, tu dois écrire ton nom, le numéro de ton poste dans le registre et signer en bas.
Quoi ? pourquoi ?
C’est comme ça, autre chose : disquette interdit, CD interdit, mail interdit, n’importe quel site qui n’a pas de relation avec tes études est interdit. Tout dépassement de ces instructions te coûteras une interdiction d’entrer dans la salle qui peut aller de 15jours à… enfin ça dépend.
oui mais le mail c’est indispensable, je ne vois pas pourquoi je ne pourrais pas consulter mon mail, c’est mon seul moyen de contact avec les labo de recherche étrangers, pour commander des articles, des revues…Vous ne voyer pas que ça pourrait être utile à un étudiant ?
bon je pourrais te faire une exception, je te laisserai consulter tes mails si jamais tu me donnes ton login et ton mot de passe.
Quel login et quel mot de passe ?
Ceux de ta boite email !!!
Je me suis taie et je suis rentrée. Qu’est ce que je regrette aujourd’hui de n’avoir rien dit à l’époque. Etait ce par lâcheté, je n’en suis pas sûre. J’avais tellement du mal à croire mes oreilles que je n’ai fait aucune réaction.
Tous ceux qui ont protesté après moi ont eu des pénalisations de 15jours, 1 mois, toute l’année même ; monsieur n’aime pas que l’on discute.
Plus tard j’ai découvert que monsieur aime plutôt pénaliser. Il les distribuait à gauche et à droite, pour une casquette sur la tête, pour un chewing-gum dans la bouche, pour une question qui ne lui plait pas, pour une raison et sans raison. Toi ? Interdiction d’entrer dans la salle de 1 mois, -pourquoi ? C’est comme ça ! – comment ça comme ça ? – ma 3 ijbekch ? mella haou wellaou 3 mois.
J’exagère ? Non. Tout ça je l’ai vécu, nous l’avons vécu.
On a écrit une pétition, on l’a faites signée par une centaine d’étudiants et on l’a ramenée au directeur et on a attendu, le changement, l’indépendance, un 20 mars à nous. Mais rien ne s’est passé, rien n’a changé, au contraire, notre jalled devenait de plus en plus fort, il ne craint plus rien, ni nos pétitions, ni notre directeur. « Même le directeur ne pourras rien faire pour vous » m’a dit amicalement un jour l’un de ses associés. « Son affectation ici a été faite par le ministère directement. Ce post est très sensible, ça relève de amn eddawla (Sécurité de l’Etat) » -« amn eddawla ? tu rigoles » -« je t’assure que c’est vrai, Internet c’est amn eddaoula, moi l’autre jour, je lui ai piqué une crise, je supportais plus ses conneries, il m’a dit tais toi où je t’envoie derrière le soleil, ya3malha rahou, il a tous les codes et les mots de passes, il peut me mettre quelques fichiers sur mon ordi et leur dire que je suis khwanji (islamiste). ». Amn eddawla !, je comprend pourquoi alors un jour dans un publinet à Tunis, on m’a demandé mon numéro de carte d’identité avant de rentrer.
Notre pétition a fini par ne rien faire. On a appris plus tard à rentrer dans la salle la bouche fermée mais on a appris aussi comment faire tout ce qu’on veut sur « amn eddawla » euh je veux dire sur Internet sans laisser de traces sur le disque dur.
C’est un peu ce que je fais en ce moment, je me la ferme, je me la ferme pour parler autrement, derrière mon pc, derrière mon anonymat. Internet heureusement que tu existes.
Je marche encore et dans ma mémoire les images se bousculent, mes parents, mon enfance, qu’est ce que je détestais mon enfance, qu’est ce que je détestais me réveiller le matin pour trouver sur mon lit les vêtements que je devais mettre, qu’est ce que je détestais que l’on choisisse pour moi ce que je dois manger, ce que je dois faire, ceux que je dois fréquenter. J’avais hâte de grandir, grandir pour que plus personne ne choisisse pour moi, pour que plus personne ne décide pour moi, pour que je devienne…indépendante ; mais… suis-je indépendante ?
Je m’installe devant mon ordi dans un autre cybercafé. J’ai décidé de lui donner le fichier, qu’il le lise, qu’il le mette sur le réseau, je m’en fiche. Le débit est infernal, j’attends que la page s’affiche, entre temps ça se déconnecte, après ça revient, je relance ma page, j’attends, rien ne se passe, je commence à perdre patience…je me maîtrise quand même, j’avais besoin de consulter mes mails.
« Ah ton mail c’est sur yahoo ? » me demande le gérant. –« oui » – « je vous conseille de laisser tomber alors, yahoo est inaccessible depuis 2 jours ».
Ok, Merci l’ATI.
« C’est ton président, tu dois le respecter ». La voix de mon père envahit soudain mes pensées.
Le tien peut être, mais moi je ne l’ai jamais choisit.
La ferme, je t’ai dis mille fois istakfa brouhek, ma tedakhalch fissiessa (occupe-toi de tes affaires et ne te mèle pas de la politique.
Désolée mon père, j’ai longtemps fuis la politique mais c’est elle qui se mêle de mes affaires. Ma mère ne me choisit plus ni mes vêtements ni mon goûter mais la politique me choisit toute ma vie.
Elle me choisit même l’eau que je me mets dans le ventre, elle joue avec mon destin, me choisit mes études, mon boulot, même mes pensées, elle veut faire de moi une marionnette, une marionnette muette. Comment puis je alors ne pas m’en mêler.
« Impossible d’afficher la page ». Je renonce, je paye quand même et je regagne les rues. Je ne pense qu’à mes mails, la seule chose qui me relie à l’extérieur. L’unique fenêtre qui aère ma grande prison. L’ATI m’a fermé ma fenêtre, le monde devient sombre.
« Ihmdou Rabbi mella ken 3ichtou fi3ahd listi3mar ». Mon père encore une fois rejaillit de ma mémoire.
je te prie de me dire c’est quoi la différence ?
la différence ? vous, vous êtes libres, vous avez le droit aux études, au travail…nous on était khoddem fi bledna.
Libres ? libres de quoi faire ? comment être libres alors q’on peut même pas dire ce à quoi on pense, de quelle liberté tu parles alors qu’un simple mot peut coûter toute une vie. Je ne vois pas la différence. Vous ne possédiez pas votre propre terre ? est ce qu’on la possède maintenant ? vous ne disposiez pas de vos propres richesses, est ce que le peuple dispose de ses richesses aujourd’hui ? vous ne pouviez pas décider pour vous-même, est ce que nous pouvons décider pour nous-mêmes ? Pour vous c’était des Français, pour nous ce sont des Tunisiens et c’est pire parce qu’un tunisien qui lutte contre les Français est un héro de résistance mais un tunisien qui lutte contre Ben ali est un traître démuni de tout patriotisme. Je parie que vous pouviez insulter les colons français une fois chez vous, moi je ne peux même pas en parler chez moi.
La ferme.
Internet heureusement que tu existes, pour parler sur ton web, j’ai plus besoin d’ouvrir ma gueule ainsi plus personne ne pourras me demander de la fermer.
Lasse de mes souvenirs, je rentre chez moi, la disquette dans la main. Dans la chambre de ma copine, Patricia Kaas chante « mon mec à moi »…mon cœur chantait déjà « mon 20 mars à moi ».
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