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Alors que la régulation du secteur médiatique piétine et que la violence policière continue à viser les journalistes, voilà que l’État, sous couvert de sécurité nationale, somme les médias de collaborer à la stratégie de lutte contre le terrorisme. Cette demande, à peine masquée, de connivence ne sonne-t-elle pas le glas du retour définitif à la case départ ? Car, s’il faut dénoncer la violence, jusqu’à quel point la logique de l’État et la rhétorique des médias peuvent-elles coïncider ?

Le fait est assez déroutant ! Il semble que, désormais, le traitement médiatique du terrorisme ne soit plus soumis au contrôle de la Haica, ni à celui des instances professionnelles pour la presse écrite et électronique, mais aux admonitions de l’État ! Car il est question, ici, non seulement d’aligner les rhétoriques journalistiques, mais aussi de punir les irréductibles. Mehdi Jomaa ayant déclaré, semble-t-il, qu’ « il n’est plus question de ne pas appliquer la loi ». À quelle loi fait allusion le Chef du gouvrenement ? Est-ce au Code pénal dont les lois « scélérates » tardent à être amendées ?

Selon les principes de Johannesburg, la restriction du droit à la liberté d’expression, même motivée par la loi antiterroriste, ne peut être considérée comme une menace à la sécurité nationale qu’à trois conditions : que le gouvernement peut démontrer que cette expression vise à inciter à la violence imminente, qu’elle incite probablement à une telle violence; et qu’il y a un lien clair et direct entre l’expression et la probabilité ou l’occurrence d’une telle violence.

Loin de ces principes vitaux pour la démocratie, les allusions du Chef du gouvernement ravivent les craintes d’une régression liberticide, d’autant que la Haica a été écartée de ces mesures « stratégiques ». Si on donnait à cette instance indépendante de régulation les moyens de sa mission, il lui reviendrait, en effet, de sanctionner les dépassements à leur juste mesure, ou à leur juste démesure devrait-on dire, vu la situation toujours chaotique du paysage audiovisuel. Comble du paradoxe, ce sont les responsables politiques eux-mêmes qui se produisent sur les plateaux de ces mêmes médias sanctionnés pour apologie du terrorisme. Le dernier exemple en date étant celui du président de la République, Moncef Marzouki, interviewé, le 8 juin dernier, dans l’émission «Liman yajroo fakat» sur Attounissiya tv.

Quand la bataille électorale rivalise avec la bataille antiterroriste, est-il utile de se demander pourquoi l’État fait abstraction des considérations mercantiles qui exacerbent la concurrence entre les acteurs médiatiques et contrarie la validité du code déontologique. Qui plus est, les terroristes sont eux aussi concernés par le journalisme, puisqu’ils diffusent, sans contrôle, leurs propres images sur Internet. Alors, de quelle « éthique » parle-t-on, lorsqu’on demande aux journalistes de fondre leurs discours dans le consensus politique ?

Quand l’État abuse du monopole de la violence légitime…

Après avoir entretenu une communication de crise opaque, le ministère de l’Intérieur se propose, à présent, de conclure un pacte « éthique » avec les médias sur le traitement du terrorisme. Les journalistes sont, ainsi, priés de baser leurs relations avec les agents sécuritaires « sur le respect et la coopération ». Questionné sur la violence policière visant les journalistes, le ministre de l’Intérieur, Lotfi Ben Jeddou, affirme que cette violence « ne relève pas d’une politique méthodique, mais plutôt de comportements individuels qu’il ne faut pas exagérer ». A croire donc que les agressions incessantes contre les journalistes sont dues à des moments d’égarements de quelques-uns, et non à l’impunité des agresseurs. La logique sécuritaire voudrait, ainsi, que le discours médiatique légitime la violence étatique, même quand cette violence atteint les journalistes.

Déjà, en mai dernier, à l’instar de ses prédécesseurs, le ministre de l’Intérieur présentait des excuses aux journalistes agressés, lors d’une manifestation contestant l’arrestation de l’activiste Azyz Amami. Le président du Syndicat national des journalistes tunisiens (SNJT), Neji Baghouri, avait assuré que : «Ben Jeddou s’est engagé à ce que ces atteintes ne se reproduisent plus et a promis d’adresser deux circulaires aux agents de l’ordre. La première les invitant à ne pas agresser les journalistes qui travaillent dans les lieux publics non soumis à autorisation. La deuxième circulaire stipule le devoir pour les agents de protéger les journalistes». Or, une circulaire peut-elle garantir la protection des journalistes ? En pointant en premier lieu la responsabilité des agents de sécurité dans les agressions contre les journalistes, le dernier rapport du Centre de Tunis pour la liberté de la presse (CTLP) démontre que non. Le CTLP relève surtout « que ni la loi ni les initiatives de protection ou encore les discours condamnant l’impunité, n’ont pu assurer la sécurité des journalistes, lors de l’accomplissement de leur mission ».

Symptomatique de la recrudescence de cette violence, dans les pays en mal de démocratie, la résolution des Nations Unies, votée en mars 2014, est venue consacrer le rôle essentiel des journalistes dans la couverture des manifestations et dénoncer les attaques et agressions dont ils sont victimes au cours de ces évènements. Elle reconnaît, ainsi, que les manifestations, « y compris des manifestations spontanées, simultanées, non autorisées ou faisant l’objet de restrictions », contribuent « au développement, au renforcement et à l’efficacité des systèmes démocratiques ». Par conséquent, elle demande aux États « d’accorder une attention particulière à la sécurité des journalistes et des professionnels des médias qui couvrent les manifestations pacifiques » et à « tenir compte de leur rôle spécifique, de leur exposition et de leur vulnérabilité ».

Or, au regard des difficultés qu’ils affrontent, à l’intérieur et à l’extérieur de leurs médias, pour conquérir un discours autonome, et compte tenu de la fragilisation de leur légitimité, les journalistes tunisiens semblent prêts à récidiver en cédant aux « propositions indécentes » des ministres de l’État. Une récidive qui fait remonter les relents amers du passé. Un passé très proche où Zine Ben Ali avait, lui aussi, demandé l’aide des journalistes dans « une phase difficile » que traversait la Tunisie.

Alors même que le nouveau projet de loi relatif à la lutte antiterroriste et blanchiment d’argent est débattu en ce moment même à l’ANC, certains redoutent que les procédures antiterroristes, à l’instar de celles de 2003, ne contaminent le droit commun en généralisant les notions de «formation d’un gang», « trouble à l’ordre public » et « violence contre la police » , étendant, ainsi, les pouvoirs déjà excessifs de la police. Les terroristes auront, alors, atteint leur objectif majeur en accélérant le retour définitif à la case départ !