Les articles publiés dans cette rubrique ne reflètent pas nécessairement les opinions de Nawaat.

Cette rétrospective me semble nécessaire pour plusieurs raisons, d’abord parce qu’il s’agit d’une expérience qui présente une certaine innovation et qui mérite donc d’être examinée pour en tirer des leçons potentiellement utiles. Ensuite, afin d’apporter quelques commentaires et clarifications ou expliquer certains choix, non pas pour tenter de placer la campagne au-dessus des critiques, mais pour indiquer l’angle par lequel l’analyser, celui d’un groupe en action. Enfin, pour s’arrêter sur les faiblesses de cette expérience en tant que mode de militantisme dans une conjoncture où il est important que l’action politique vise le cœur des problématiques et ne se résume pas en une suite de démarcations, sans force transformatrice et sans répercussions réelles. Il ne s’agit donc pas d’une lecture neutre, mais bien d’un retour critique qui s’interroge sur la pertinence de l’expérience dans son contexte politique. Bien évidemment, cette contribution est très personnelle, elle se construit sur la base d’une grille de lecture du contexte qui n’est peut-être pas largement partagée. Une grille où des mots clés tels que souveraineté, intérêt commun, justice et justice sociale sont des repères. En termes politiques classiques, on pourrait employer les qualificatifs de « gauchiste » ou encore de « nationaliste », mais en réalité, ce texte s’inscrit dans la recherche de clivages politiques plus contextualisés qui aiderait à définir une vision plus claire de ce que demande une Tunisie révolutionnaire, indépendamment des idéologies politiques classiques.

Cette contribution s’appuie aussi sur une observation d’abord de l’extérieur, ensuite de l’intérieur d’un processus auquel j’ai pris part, chargée donc de beaucoup d’implication et manquant de recul, même si une petite distance s’est aujourd’hui imposée après l’adoption de la loi sur la réconciliation administrative. Des interrogations (internes et externes) profondes ont accompagné ce moment politique, elles ont porté sur la forme d’organisation, sur la stratégie de communication, sur la perspective de la campagne et sur une variété de sujets qui n’étaient pas forcément à l’ordre du jour pour tous les membres du groupe, mais elles ont participé de différentes manières à faire évoluer l’expérience, à soulever le débat en interne, ou du moins, à interpeller sur certains enjeux. Le fait est que le moment politique qu’a été Manich Msamah a réussi à créer un certain état d’effervescence dans un environnement d’opposition politique en perte de vitesse, voire en stagnation. Il est difficile aujourd’hui de dire si ce moment était suffisamment marquant pour constituer une étape notable vers autre chose, mais il présente suffisamment d’éléments pour permettre une accumulation constructive, si toutefois il est considéré à sa juste mesure, sans prétention et sans décrédibilisation.

Cet essai se présentera en deux parties, la première abordera l’aspect opérationnel de la campagne en commentant certains choix stratégiques et tactiques ainsi que les difficultés et les limites rencontrées. La seconde partie tentera de replacer l’expérience dans son contexte et de l’étudier au regard de la responsabilité de l’action politique dans un processus révolutionnaire de façon plus générale.

Dans le feu de l’action

Petite bataille, grandes questions

La campagne de Manich Msemah s’est construite autour d’une question précise, celle de l’opposition au projet de loi dit « réconciliation économique » employé par le pouvoir comme outil de restauration et d’enracinement de la culture de l’impunité et de la corruption. La précision de l’objet de la campagne a permis de rassembler un nombre respectable d’activistes issus de différents backgrounds (militants du syndicalisme estudiantin, jeunes issus de partis politiques d’idéologies différentes, activistes de la société civile, bloggeurs, etc.). Les profils sont particulièrement variés : des militants de l’avant et de l’après 14 janvier, une mixité sociale et régionale remarquable, une moyenne d’âge plutôt basse et une participation féminine majoritaire, décomplexée mais vigilante. Ce melting-pot a réussi à se maintenir en grande partie grâce au sentiment sous-jacent d’une mission à accomplir dont les limites sont grossièrement définies. Sans concessions quant aux principes fondamentaux de l’action politique progressiste (liberté d’expression, égalité…), l’objectif commun étant précis et délimité dans une certaine mesure, la capacité de résilience du groupe était suffisante pour résister aux différentes formes de pressions endogènes et exogènes auxquelles il était sujet et qui s’accentuaient pendant les moments forts de la campagne.

Évidemment, la diversité des profils implique une interprétation différente des phénomènes et un sens différent des priorités, par conséquent, des avis différents sur tout ce qui concerne de près ou de loin l’action de la campagne. Les grandes questions n’ont pas tardé à se poser, car à travers elles, se définissaient les positions, le discours et le mode d’action sur le terrain. Ce que j’appelle ici « les grandes questions » se rapporte aux interrogations fondamentales qui sortent du cadre restreint de la lutte contre la corruption et qui élargissent le débat à des problématiques politiques complexes telles que le concept de la justice transitionnelle, le rapport aux mouvements sociaux en tant qu’acteurs politiques, le rôle de la société civile et des syndicats, etc. Deux me paraissent très importantes à citer en exemple, parce qu’elles ont cristallisé les différents et qu’elles constituent, selon moi, des questions clés auxquelles la campagne n’est pas parvenue à développer des réponses claires dans le feu de l’action, mais a réussi toutefois à les dépasser intelligemment pour pouvoir avancer vers l’objectif commun, reléguant l’examen de ces questions à une phase ultérieure, si post-campagne il y a.

La première question se rapporte à la position quant au concept de justice transitionnelle si fortement recommandé par divers acteurs nationaux et internationaux et finalement adopté comme politique d’État. Au moment du lancement de la campagne, ce concept était déjà bien implanté dans le processus politique tunisien et concrétisé à la fois par un article dans la constitution, par une loi spécifique et par des institutions établies (notamment la très controversée IVD). Toutefois, au sein du groupe, la question était loin d’être tranchée. Une large partie des membres voyaient dans le processus de justice transitionnelle une déviation dangereuse de ce que devrait être un processus révolutionnaire. Or, le concept présentait des arguments bien utiles pour défendre la cause commune et construire un discours convainquant et largement audible. Au risque de laisser apparaître une incohérence utilisable par l’adversaire, la position a été de laisser la liberté aux membres de développer chacun son avis sur la question tout en mettant à la disposition de chacun des arguments solides et des parades justifiées. La position officielle adoptée par la campagne a toutefois été très critique par rapport à l’implémentation du concept de justice transitionnelle dans le contexte tunisien, notamment quant à la façon dont l’IVD procédait.

L’enjeu par rapport à la question des mouvements sociaux est avant tout un enjeu d’ancrage dans la tranche majoritaire de société soumise à l’hégémonie et à la marginalisation et dont les mouvements étaient une expression directe. Soutenir des groupes en lutte contre le pouvoir est un gage de cohérence, mais les revendications des mouvements ne sont pas toujours à même d’être assumées par la totalité des membres du groupe compte tenu de son hétérogénéité. Le cas d’El Kamour a présenté un bon exercice pour le groupe, une lutte sociale légitime mais dont les revendications sont fortement contestables à différents égards et selon plusieurs angles tels que la place de l’extractivisme dans le modèle économique et son incompatibilité avec la perspective durable ou encore l’absurdité de la question de l’emploi dans le cadre précaire de la sous-traitance. La tournure qu’a pris la lutte suite aux violences policières menant au décès d’un protestataire suivie par le discours irresponsable et agressif du président, et surtout liant de façon explicite la campagne et le mouvement, ont mis fin à l’hésitation. Le slogan d’El Kamour « errakh lé » a retenti en toute spontanéité pendant la manifestation du 13 mai 2017 organisée par Manich Msamah.

Il existe toutefois une tendance non-négligeable au sein de la campagne qui considère les mouvements sociaux comme le véritable réservoir de lutte, un réservoir qui n’a été ni suffisamment pris en considération ni suffisamment exploité ; ni dans un objectif de convergence des luttes ni dans un objectif d’ancrage dans les problématiques essentielles et centrales. La grande question de la place des mouvements sociaux dans un processus de changement politique est passée à la trappe, encore une fois dans le feu de l’action, mais surtout en l’absence d’une analyse commune de la situation politico-socio-économique et à cause de la spécialisation nécessaire de la campagne. Les trois années sont ponctuées de situations complexes sur lesquelles il serait utile de revenir avec plus de précision, beaucoup d’intéressants débats collatéraux de fond ont eu lieu tout au long de la campagne mais sous la tension de l’action, le groupe a toujours su garder une marge de manœuvre utile pour esquiver les questions qui touchent les clivages et risquent de mettre en péril l’unité du groupe, mais des clivages existent bel et bien dans cette entité hétérogène.

L’horizontalité, un défi quotidien

La campagne a choisi une forme d’organisation peu expérimentée en Tunisie et très peu utilisée dans la sphère politique, il s’agit de l’horizontalité. Une forme qui permet d’abolir la hiérarchie et la représentation et de s’appuyer sur la capacité du groupe à gérer les différents avec le seul recours de la persuasion. Chaque membre parle en son seul nom et chaque membre dispose du droit de bloquer une décision s’il parvient à l’argumenter, le blocage ne peut être dépassé que s’il est retiré par le membre bloquant lui-même, le règne de la majorité est ainsi aboli en faveur du consensus. Cette forme d’organisation n’est certainement pas la plus facile à gérer, les réunions pouvant s’éterniser sans aboutir au consensus, mais elle présente l’avantage d’actionner l’intelligence collective et de prendre en considération tous les points de vue et, ainsi, explorer les alternatives et aboutir au meilleur choix possible, les deux exemples cités précédemment sont de bonnes illustrations. Mais cette forme d’organisation présente des désavantages de taille, le premier étant de donner une marge considérable aux membres dotés de capacités de persuasion importantes au dépend des timides et de ceux qui n’ont pas eu l’occasion de développer des talents d’orateurs. Cela met forcément en avantage les membres ayant eu des expériences politiques antécédentes, ou, lorsque les débats ont lieu au sein du groupe Facebook, ceux qui se connectent à Internet plus fréquemment et qui ont la patience de suivre les discussions.

Par ailleurs, l’organisation horizontale telle qu’implémentée par Manich Msamah manque de mécanismes de protection contre les phénomènes de clans, nocifs pour la stabilité et l’unité du groupe et sa capacité de discernement. Au fait, dans la sphère politique tunisienne jeune, l’horizontalité apporte un changement très important dans les règles du jeu politique. En l’absence du paramètre « majorité/minorité », la prise de décision est moins soumise aux pratiques politiques classiques qui conditionnent habituellement les prises de décision, telles que les ententes préétablies, les accords… cela n’empêche pas le modèle de fonctionnement des organisations de jeunes classiques d’être une référence pour une bonne partie du groupe. Ceci donne lieu, par exemple, à des discussions plus ou moins discrètes en amont des réunions importantes, visant à faciliter le consensus ou bien à l’orienter vers un choix donné. Or, ces pratiques ont pour effet d’ébranler la confiance au sein du groupe alors que beaucoup de ses membres aspirent, à travers l’horizontalité, à disposer d’un espace de militantisme plus serein.

Les lacunes en termes de mécanisme de gestion de conflits peuvent également constituer des obstacles insurmontables pour l’évolution collective, car les divergences personnelles peuvent très vite prendre la forme de désaccords politiques et vice-versa, et ainsi bloquer l’avancement de la réflexion, voire même l’action et focaliser l’attention sur des considérations marginales. Par ailleurs, l’horizontalité ne permet aucune tutelle, les groupes des autres régions sont totalement autonomes, ils ne sont soumis qu’à deux conditions : se coller à la ligne directrice de la campagne, c’est-à-dire le refus de la loi dans toutes ses versions, et le respect de l’horizontalité dans leur propre organisation. Cette forme d’organisation en cellules autonomes a certainement fait perdre à la campagne en capacité de mobilisation, étant donné que la culture centraliste de l’action politique est une réalité qu’il serait naïf de nier, mais le choix collectif a penché vers le principe de l’autonomie des régions, d’une part par conviction, d’autre part pour cerner les responsabilités et les rôles et concentrer les efforts. Quoi qu’il en soit, Manich Msamah a le mérite d’avoir expérimenté cette forme d’organisation bien plus complexe qu’on le croit. L’impact de ce choix a été très important sur le rendement mais aussi sur l’image de la campagne. Par exemple, l’horizontalité a favorisé la diversité aux niveaux des visages, la non-personnification de la cause et le renouvellement quasi-automatique du discours et du style de communication. Elle a également permis de mettre les membres face à la difficulté de prendre des décisions collégiales, un exercice difficile et inexistant dans d’autres structures, un outil d’apprentissage très efficace pour libérer les jeunes militants de la dominance de l’organisation pyramidale. Elle a également éliminé plusieurs formes de ségrégation, notamment celle contre les femmes, en mettant tous les membres sur le même piédestal. Elle a permis, comme exprimé précédemment d’actionner l’intelligence collective, tout en libérant l’expression.

Cette forme d’organisation a permis aussi de mettre des règles de jeu plus saines, s’écouter, se répondre, collaborer, s’entre-aider et ainsi stabiliser le groupe mais a contraint son évolution :

– Les mécanismes offerts par l’horizontalité telle qu’implémentée par le groupe n’a pas permis, dans le feu de l’action, de construire une entité homogène, notamment en l’absence d’une analyse et d’une compréhension partagée du contexte. Autrement-dit, l’horizontalité a tendu à préserver l’unité apparente du groupe au détriment du renforcement de sa cohésion réelle, qui ne peut être atteinte sans résoudre, de façon plus ou moins radicale, les divergences et les clivages.

– L’horizontalité, telle que mise en œuvre par le groupe, n’a pas permis un partage rationnel des tâches opérationnelles. La construction d’une réelle organisation horizontale n’est pas arrivée à maturité de telle sorte à donner temporairement à chacun une responsabilité claire et consentie, ni à placer des mécanismes de prise de décisions offrant différents degrés d’autonomie en fonction de la situation tout en veillant à ce que les limites soient définies collégialement. Sans structures stables (ou dont l’évolution est prévisible) et sans responsabilités définies, peut-on parler d’organisation ?

Il est vrai que Manich Msamah ne s’est jamais donné pour mission de produire un modèle organisationnel nouveau, mais elle a consciemment tenté l’expérience et peut apporter des éléments au débat. Il semble que les deux états de fait décrits précédemment montrent que, dans le fond comme dans la forme, l’horizontalité telle que mise en œuvre n’a pas permis de faire évoluer le groupe, elle a surtout permis de le stabiliser sans idéologie le temps qu’il s’acquitte de sa mission.

Entre autonomie et alliances

La crainte de la récupération politique a été une constante pendant tout le moment politique Manich Msamah, le groupe était constamment vigilant quant au risque de se retrouver instrumentalisé par tel ou tel acteur ou considéré comme en être un satellite ou un prolongement. Parallèlement, la campagne était consciente qu’elle n’avait pas le monopole de la lutte contre le projet de loi et qu’il était impératif qu’elle ne soit pas isolée et qu’elle crée une marge suffisante d’action commune avec les parties contrant le projet de loi. Le slogan et l’identité visuelle ont contribué à minimiser ces risques, mais il a fallu naviguer avec prudence et faire preuve de beaucoup de vigilance afin de préserver l’autonomie réelle et perçue. L’occupation de l’espace public (réel et virtuel) dès la publication du projet de loi ont incontestablement permis de prendre de l’avance et se démarquer des autres acteurs de l’opposition au projet de loi, mais avec le temps, il a fallu préserver cette démarcation tout en construisant des alliances solides et non intrusives car, au-delà des enjeux de mobilisation de rue, la campagne avait par exemple besoin de travailler en étroite collaboration avec les parlementaires, de veiller à ce que les organisations de la société civile maintiennent le cap, n’entrent pas dans une stratégie de plaidoyer visant à apporter des amendements au projet de loi et persistent à le rejeter en bloc, de faire converger les efforts et les moyens de tous vers le seul objectif de faire tomber le projet de loi et, bien sûr, d’impliquer un maximum d’acteurs à même de contribuer à la lutte…

Face à des adversaires à l’affût et disposant d’une puissance médiatique importante, chaque pas vers un acteur du champ politique présentait un risque de décrédibilisation et d’étiquetage, donc un risque non négligeable pour l’image de la campagne et, par conséquent, pour sa capacité de mobilisation. Le camp adverse a d’ailleurs essayé à plusieurs reprises de déstabiliser la campagne en tentant de ternir son image, soit en arguant une prétendue allégeance à des partis politiques ou en créant des connexions fictives avec des groupes violents ou encore en décrédibilisant les membres de la campagne ou sa ceinture constituée d’organisations de la société civile.

Dans son effort de mobilisation, la campagne a cherché à s’entourer d’une ceinture politique diversifiée permettant d’élargir son audience et d’impliquer les sympathisants des formations  politiques de l’opposition. Les partis ne disposaient pas du poids suffisant pour faire tomber le projet de loi, ni au parlement ni dans la rue, mais leur unification sous la bannière Manich Msamah pouvait contribuer à équilibrer la balance, alors malgré les risques que présentait cette proximité aux partis politiques, le groupe a opté pour des alliances ponctuelles à l’occasion des mobilisations de rue et a veillé à maintenir des canaux d’échange tout au long de la campagne. Dans une scène politique aussi fragmentée que la scène tunisienne, parvenir à rassembler autour d’une table des partis politiques aussi variés est en soit un défi. Les amener à manifester ensemble côte-à-côte est un exploit. Manich Msamah a contribué, sans le vouloir, à réorganiser la scène politique, redessiner ses clivages et redéfinir les relations entre les partis politiques s’opposant à la contre-révolution.

Le piège du spectacle

Il est indéniable que la campagne de Manich Msamah a insufflé un air nouveau dans l’atmosphère politique en Tunisie qui connaissait depuis le Dialogue National une stagnation apparente. En réalité, seule la capitale et les grandes villes étaient prises de léthargie que les médias officiels ont contribué à promouvoir, le reste du pays continuait, et continue encore, à s’insurger et à exprimer son mécontentement par différents moyens. La paix sociale n’est qu’une illusion. Le premier groupe des membres de Manich Msamah s’est constitué à Tunis, très vite, il a mis en place une identité spécifique et a entamé un cycle de mobilisations et d’actions qui durera trois années et qui reconquerra la rue à une échelle nationale mais particulièrement à Tunis.

Cette reconquête s’est appuyée sur une stratégie de communication innovante mélangeant au niveau des messages un discours techniquement maîtrisé et politiquement offensif, voire irrévérencieux. L’orientation vers les espaces et les supports de communication alternatifs a permis de combattre la marginalisation systématique et le black-out imposé par le pouvoir. Mais ce sont les mobilisations de rue qui ont constitué la meilleure arme de communication de la campagne. Dynamiques, jeunes, mixtes et engagées, les manifestations de Manich Msamah sont des mises en scène bien préparées où toutes les cartes sont prêtes à être jouées : dans les manifestations du 25 juillet 2016 ou du 13 mai 2017 par exemple, les slogans, tee-shirts, drapeaux, etc. donnent l’image de l’unité ; la première ligne constituée des personnalités publiques de divers bords met en avant la diversité ; une orchestration des tâches et des responsabilités entre les membres du groupe où chaque détail était pris en compte (chargés des médias, chargés de l’animation et des slogans, chargés de la coordination générale…). L’objectif étant que chaque mobilisation de rue soit une bataille gagnée contre les tentatives de marginalisation de la campagne.

Cet effort de communication a porté ses fruits et a réussi à provoquer la médiatisation de la lutte, voire même à faire réagir les institutions financières internationales et à imposer un débat public sur la question de la corruption que le gouvernement a tenté par la suite de le tourner en son avantage en lançant la campagne ridicule de la « guerre contre la corruption ». Mais, le sens du spectacle de la campagne et son dynamisme ne se sont pas accompagnés d’efforts comparables visant à consolider les arguments et convaincre un public encore plus large par les faits et les preuves. L’enjeu dans ces situations est de ne pas se laisser emporter par la recherche de la visibilité au détriment du travail de renforcement des arguments de la campagne et d’ancrage profond dans la société. A mon sens, la campagne est tombée dans le piège du spectacle et a raté une occasion historique de monter une véritable offensive méthodique contre le système corrompu qui aurait pu s’articuler à deux niveaux : le premier touchant aux mécanismes locaux, le second, les mécanismes internationaux. Au niveau local, la campagne a manqué de se pourvoir d’exemples et d’histoires réelles, illustrant pour le grand public les mécanismes de corruption et leurs étendues, démontrant le coût supporté par le citoyen, donnant une idée sur la valeur des biens publics détournés… Cela aurait pu passer par exemple, par le déterrement d’affaires de corruption dans plusieurs régions et secteurs et pointant du doigt directement des personnes impliquées et les mécanismes mis en œuvre. L’affaire Marina Gammarth était une tentative d’aller dans ce sens, d’autres exemples auraient pu être mis en évidence tels que l’octroi des terres domaniales à des investisseurs privés proches du pouvoir, l’implication de certains acteurs dans l’accaparement des ressources naturelles, le démantèlement des réseaux d’intérêts entre Etat et profiteurs, etc. Cela aurait pu donner à la campagne une tournure autre tout en restant dans le thème strict du rôle de la loi sur la réconciliation économique dans le renforcement de la corruption et de l’abus de pouvoir.

Dans un registre plus large, il aurait pu s’agir de démontrer comment les politiques publiques imposées par les institutions financières internationales et les acteurs étrangers jouent un rôle actif (direct et indirect) dans la pérennisation du système mafieux tunisien, voire comment les puissances mondiales s’appuient sur des lobbies locaux pour déposséder le peuple et détruire sa souveraineté. La campagne aurait pu s’appuyer dans ce cadre sur les révélations de Panama Papers, ou encore sur l’analyse des conditions d’octroi de prêts par les bailleurs de fond internationaux, du processus de leur transformation en lois, décrets et mesures et leur intégration dans la législation tunisienne. Celle-ci étant déjà indulgente à toutes sortes de pratiques de corruption, de fraude et d’évasion fiscale et d’abus de pouvoir, le deviendra encore plus. Cette tournure qui aurait pu être réellement révolutionnaire a été ratée par la campagne qui n’a pas su capitaliser sur l’écho dans elle profitait dans la rue pour recentrer le débat sur les problématiques essentielles en Tunisie et être le porte-voix des luttes silencieuses qui avaient lieu dans tout le pays, ou même être un catalyseur de convergence des différentes forces de résistance. Au lieu de cela, elle s’est emprisonnée elle-même dans une vision très limitée du moment politique qu’elle avait réussi à créer.

En se limitant au seul sujet du projet de loi de la réconciliation, la campagne s’est dépensée dans la construction de l’image au dépend du fond. Au-delà de cela, la réussite de la campagne Manich Msamah sur le plan communicationnel, grâce à sa dimension spectaculaire, a créé un antécédent et un modèle. A l’heure où j’écris ce texte, Fech Nestannew, une campagne dans le même style, fait la Une des journaux en se mobilisant contre la loi de finances 2018. Pourrait-elle contribuer au renouvellement des outils politiques en dépassant le spectacle ?

Moment politique, moment Historique

Le thème de la corruption dans un processus révolutionnaire

En s’attaquant à la corruption et au clientélisme, la campagne a ciblé un mal réel touchant l’ensemble de l’appareil de l’État mais aussi chaque secteur, chaque activité publique ou privée, chaque chômeur à la recherche d’emploi, chaque usager des services publics, en gros toute la société. Il s’agit de plus d’un phénomène dénoncé par toutes les tendances politiques, la gauche accusant les lobbies capitalistes d’en être à l’origine, la droite accusant l’État d’en être la cause et utilisant cet argument pour plaider en faveur d’une dérégulation tout azimut. Ce consensus apparent a le désavantage de masquer les clivages réels et d’effacer les divergences radicales qui traversent les Tunisiens.

Les derniers jours du mois de décembre 2010 avaient tracé un lien direct et clair entre trois éléments clés : la marginalisation sous toutes ses formes ; l’iniquité des politiques publiques ; l’accaparement des ressources et de l’appareil de l’État. Il était clair pour les manifestants de cette période qu’un clan déterminé avait mis la main sur l’État et son appareil et l’utilisait pour augmenter sa propre richesse au détriment du peuple et de certaines régions en particulier. Les crimes de corruption et de clientélisme étaient pointés du doigt comme outils de dépossession et de marginalisation. Comment ? D’abord à travers la mise en œuvre de politiques libérales visant à faire commerce de tout bien, ressource ou service public, ensuite par l’utilisation du pouvoir discrétionnaire de l’administration afin de s’assurer que les bénéfices remplissent les bonnes poches. L’ensemble maintenu en place grâce à un appareil policier répressif et un espace médiatique sous contrôle. Les slogans scandés mettaient indéniablement en avant des revendications économiques et sociales, mais les questions de la corruption et du clientélisme étaient centrales, elles figuraient en haut de la liste des choses à changer.

La fuite de Ben Ali a entraîné la déstabilisation du régime policier et l’ouverture de l’espace médiatique, mais elle a accéléré la mise en œuvre des politiques de libéralisation de l’économie sous la pression des institutions financières internationales qui ont illico-presto mis en application leur dispositif de crise : la stratégie du choc, provoquant ainsi la libéralisation de pans entiers de l’économie tunisienne. Si certaines têtes d’affiches ont été interpellées pour la photo de souvenir, les réseaux et individus qui constituent le système de la corruption endémique n’ont connu aucune inquiétude, notamment ceux opérant au sein des administrations. Bien au contraire, ils ont gagné en influence et en territoire pendant que les débats sur le mode de vie, la justice transitionnelle et l’exception tunisienne occupaient l’avant de la scène politique post-révolutionnaire.

La loi sur la réconciliation économique est arrivée cinq années après la fuite du dictateur dans l’objectif de renouveler l’alliance entre le pouvoir politique, le pouvoir financier et le pouvoir discrétionnaire, les trois piliers d’un système de corruption et de clientélisme nécessaire pour amasser des richesses sur le dos du peuple, sans rien produire, sans créer de la valeur ajoutée, sans créer de l’emploi et en déjouant le peu de dispositifs de redistribution restants. Retour à la case départ ? Non, la situation est aujourd’hui bien pire, car non seulement les réseaux mafieux ont gagné en puissance et en influence, mais en plus, la Tunisie n’est plus qu’une vaste braderie, les hommes d’affaires locaux et étrangers avides n’ont plus qu’à se servir. Lorsque le projet de loi sur la réconciliation économique a été déposé à l’assemblée, la Tunisie en avait déjà fini avec le processus révolutionnaire, elle en était même aux dernières étapes de la restauration. Alors pourquoi s’acharner à contrer cette loi ? Pourquoi focaliser l’attention sur la question de la corruption alors que toutes les revendications révolutionnaires ont été enterrées ? Pourquoi continuer à masquer les clivages réels ? La corruption est-elle une priorité ?

Ces questions sont tout à fait légitimes, elles nous rappellent la nécessité d’avoir une vue d’ensemble de la situation politico-économique afin de comprendre les mécanismes de dépossession, de marginalisation et d’asservissement qui ne se limitent certes pas à la corruption et qu’ils s’alimentent les uns les autres pour approfondir sans cesse l’injustice. S’attaquer à un seul de ces mécanismes, sans s’occuper des autres, ne peut donner de résultats significatifs. Dans ce cadre, on pourrait reprocher à Manich Msamah d’avoir capté le peu d’énergie qui restait de la période révolutionnaire et de l’avoir orienté vers un bras de fer avec le pouvoir avec pour seule cible le projet de la loi sur la réconciliation économique, mais d’un autre côté, il faut noter que la conjoncture politique créée par le Dialogue National et l’Accord de Carthage avait installé la sphère politique dans un consensus impliquant non seulement les partis au pouvoir, mais aussi la principale force sociale, à savoir l’UGTT. Les partis d’opposition étaient divisés en deux tendances principales : le parti Hirak Tounes El Irada, complètement isolé et retranché sans aucune marge de manœuvre, et une multitude de partis couvrant tout le spectre de la gauche agissant sous la bannière commune du Front Populaire mais complètement coupés de la masse et notamment des jeunes.

Le rapport des forces étant complètement déséquilibré en faveur de l’alliance au pouvoir et l’opposition incapable de mobiliser pour défendre la justice sociale, le climat politique entre 2015 et 2016 était caractérisé par la désillusion, le désespoir et la perte de confiance en l’ensemble de la classe politique. Le discours politique lui-même, quel que soit son contenu, était devenu pour la majorité des Tunisiens synonyme de manipulation, de luttes d’intérêts personnels… Ré-insuffler la volonté de se mobiliser dans ces conditions était un enjeu de taille et seules les questions transversales et dépassant les clivages politiques pouvaient espérer rassembler une densité suffisante pour, du moins, faire entendre un son de cloche différent de celui de l’alliance au pouvoir. Bien que se focalisant essentiellement sur la question de la corruption, la campagne de Manich Msamah a permis de transférer l’agitation des régions vers la capitale et la réveiller de sa léthargie, d’engager un véritable bras de fer avec la présidence de la République, une institution à l’historique aussi lourd et sombre que celui du personnage occupant le poste de président. De 2015 à 2017, Manich Msamah a réveillé beaucoup d’espoirs.

L’action politique sous forme de campagne, peut-on construire en étant dans la réaction ?

Certains pourraient s’interroger sur la qualification de « moment politique » que je colle depuis le début de cette rétrospective à l’expérience de Manich Msamah. En réalité, cette qualification me permet de souligner plusieurs caractéristiques de la campagne : d’abord, son caractère éphémère, ou à durée déterminée. Il ne s’agit pas à mon sens d’une tare ou d’une lacune, il dénote au contraire d’une grande clairvoyance quant aux limites de ce type d’actions militantes, en se lançant dans une campagne, les membres du groupe ont défini leurs objectifs de façon réaliste, compte-tenu des moyens dont ils disposaient, de leur capacité d’action et du contexte dans lequel ils évoluaient. Le terme « moment » suggère aussi l’idée d’une phase marquante qui correspond au caractère intense de la campagne, en comparaison avec ce qui avait lieu sur la scène politique à la même période.

Manich Msamah n’a pas été la première campagne politique spontanée, d’ailleurs, un bon nombre des membres du groupe avait mené précédemment ce type d’actions, mais aucune n’avait réussi à atteindre cette envergure, à marquer l’opinion publique, à s’imposer dans les médias voire même dans les discours officiels… sans avoir recours à bloquer physiquement des moyens de production (routes, vanne, train…) c’est-à-dire sans engager de bras de fer pouvant avoir un impact direct sur des intérêts économiques que le pouvoir se presserait de défendre. Toute l’action s’est basée sur la communication alternative et les échanges avec des acteurs, pour la majorité, reconnus officiellement sur la scène politique et essentiellement des partis politiques et des organisations de la société civile. Il s’agit en ce sens d’une action politique de résistance qui s’intègre dans le modèle politique établi et qui expérimente les limites intérieures du système sans en sortir, sans même le remettre en question. En se plaçant dans cette perspective, il est légitime de se demander si de telles actions peuvent être porteuses d’un quelconque renouveau en termes d’action politique ? Un potentiel politique sous une quelconque forme peut-il être en gestation au sein des campagnes telles que Manich Msamah ?

Le système politique tunisien établi, avec ses composantes institutionnelles (présidence, gouvernement, assemblée, collectivités territoriales, administration…), politiques (partis, syndicats, médias…), citoyennes (associations, collectifs, campagnes…) n’est pas à même de produire du changement, il semble que nous soyons arrivés à la limite de ce modèle politique et que tout ce qu’il permet de produire ne sert qu’à le maintenir en place, y compris les campagnes du type Manich Msamah, aussi  alternatives et innovantes soient-elles. Elles ne peuvent qu’être des moments politiques remarquables mais sans effets radicalement marquants. Par ailleurs, il est également légitime de se demander si la construction d’une alternative politique (au sens de la vision, de l’organisation comme dans les fondements) peut prendre naissance par réaction aux effets du modèle politique et économique établi. Autrement-dit, si la mobilisation a pour origine un mécontentement par rapport à un effet minime du système, peut-elle remettre en question le système dans son ensemble et chercher à le remplacer entièrement ? Je pense que le désir de changement peut se déclencher ainsi, mais il ne peut se pérenniser, se développer et devenir un moteur du changement que sous l’influence d’une accumulation consciente et critique et, surtout, par une lecture critique de l’ensemble du contexte dans toutes ses dimensions. Autrement, l’action politique sous forme de campagne est condamnée à renaître toujours sous la même forme, superficielle, spectaculaire et en perpétuelle réaction, tant que les conditions de son évolution ne sont pas réunies.

Vers un moment historique ?

La campagne contre le projet de loi sur la réconciliation économique a constitué une des principales formes de résistance à la restauration menée par Béji Caïd Essebsi. Bien que tardive, cette réaction virulente a permis de renouveler le souffle résistant et d’exprimer une nouvelle fois le profond désir de changement qui habite les jeunes tunisiens politisés. Le changement, ou le moment historique à préparer, nécessite une vision stratégique et une organisation large, deux conditions nécessaires pour canaliser l’action politique vers un changement révolutionnaire. La perspective de l’action politique devra également être définie, « l’alternative » comme beaucoup aiment l’appeler. A mon sens, il s’agit plutôt de dégager des orientations claires dotées de bon sens en termes de politiques économiques et sociales pour rompre avec l’austérité, réorganiser l’économie en intégrant l’informel, renforcer la souveraineté et se préparer au choc. Il s’agit de détenir les clés d’un virage économique réussi. Cela se construit.

La construction d’une vision stratégique demande d’abord une compréhension plus systémique de l’ensemble des mécanismes de dépossession et de marginalisation opérant en Tunisie, de la corruption à la privatisation, secteur par secteur, région par région… Une relecture fine de tout ce qui fait le système économique tunisien et le modèle de développement injuste. Elle nécessite également une lecture plus précise des clivages qui traversent la société tunisienne : ceux qui profitent et ceux qui payent, ceux qui travaillent (ou cherchent à travailler) et ceux qui spéculent, ceux qui exercent le pouvoir et ceux qui le subissent… en intégrant les paramètres historiques et géographiques qui sont à l’origine de ces clivages. Il est également important de redéfinir les acteurs du changement, certains acteurs historiques tels que les syndicats ne peuvent manifestement plus jouer le rôle de contrepoids, d’autres émergent sous forme de mouvements sociaux ou de campagnes mais s’essoufflent et disparaissent sans parvenir à des résultats notables, et des pans entiers de la société tunisienne sont absents de l’équation, tels que la paysannerie ou les acteurs du commerce informel. La plupart des partis politiques, notamment de gauche, ne parviennent pas à renouveler leur grille de lecture ni leur mode d’action. Ils sont également handicapés par un héritage lourd où les fractions idéologiques et les histoires personnelles sont déterminantes. Pour emprunter l’expression à Gramsci, je dirai qu’un « bloc historique » nouveau, parfaitement ancrée dans la société tunisienne, demande à être construit.

En matière d’organisation, l’action politique nécessite la mise en place de processus d’expérimentation réflexive à même de mener à la stabilisation de nouvelles structures organisationnelles horizontales et dynamiques, mais en même temps opérationnelles, optimisées et intelligentes. Car au-delà de la définition du mode de prise de décision, la structuration a pour objectif de permettre le travail collectif efficace et de faciliter l’intégration des différents acteurs du changement, incluant ainsi le partage équitable des tâches, des connaissances, des responsabilités et des opportunités. L’abandon définitif des logiques organisationnelles traditionnelles non adaptées à notre société contemporaine et favorisant l’émergence de faux clivages. Des groupes tels que Manich Msamah disposent de la fraîcheur nécessaire pour aborder toutes ces problématiques en mettant de côté certaines considérations marginales, ils peuvent dégager la marge nécessaire pour des débats constructifs et la réflexion de fond et inventer le mode d’organisation nécessaire pour accomplir ces tâches de façon méthodique. Sans la pression imposée par le modèle politique présent (enjeux électoraux, planning de l’ARP, l’actualité politique…), l’action politique pourra se libérer des fausses contraintes et du spectacle énergivore, pour se concentrer sur la construction d’une alternative.

Il n’est plus aujourd’hui constructif de s’organiser en groupes de luttes éparses en l’absence d’une vision politique générale sérieuse, quelle que soit l’importance du sujet traité (corruption, violences policières, opposition à des projets de loi…), il devient impératif de s’adosser sur une vision commune vers laquelle tendre, car, d’une part, il est quasi-impossible d’enregistrer des victoires réelles de cette manière, et d’autre part, les luttes ponctuelles sans perspectives absorbent les énergies et ne permettent pas leurs convergences.