Chacun de nous dans leur enfer ruse avec ses angoisses, ses peurs et ses lâchetés, comme il peut, nul n’est tenu à l’impossible et les héros souvent n’ont rien d’humain, surtout quand on les fait profiter, et c’est tant mieux, d’un cadre opportuniste, où le paraître est assuré du minimum de protection, dans le cas de figure tunisien, le profane est plus que jamais la caisse de résonance de tous les abus, c’est tellement plus facile d’autant plus que la victime est démunie, d’autant plus que la victime est laissée à la flétrissure de l’ordure armée jusqu’au dents, soumise et offerte, pieds et poings liés, aux janissaires de toutes les horreurs possibles et imaginables.

Autour de notre incroyable quotidien et ce depuis une cinquantaine d’années, nous sécrétons une haine de soi plus ou moins rigide, et ce dégoût finit la plupart du temps par nous blaser, par nous tétaniser, par emporter ce qui nous reste de lucidité, de respect de nous même et du genre en général.

Pourtant, tout au contraire de ce qu’il nous semble si médiocrement éprouver, c’est le présent perçu qui est infiniment désespérant et pauvre, avec ses reliques, ses cadors et ses vieilles habitudes, les prétentions de certains de ses preneurs d’otages, et l’avenir imaginé par ces vagues de jeunes éprouvés à l’extase, à l’envie, à la vie, à la mort, à l’amour et à la fuite qui est, de fait, infiniment riche et digne. Car il y a toujours dans notre horrible présent, de sous la semelle de ben Ali, infiniment plus de choses à fuir et à occulter qu’il n’est donné à voir dans son cirque propagandiste, et infiniment plus de détails qui ont leurs importances dans ce qui sera le futur de la Tunisie indépendante, vraiment indépendante que dans cette foire aux bestiaux, et cet étalage de toutes les compromissions, toutes ces leçons de choses que certains s’évertuent à nous donner ou plutôt à nous imposer.

Relatif à nos seules attentes et projets, ce que nous rêvons sous l’opprobre, vampire, cannibale, oppressif et jouissif des monstres, est en quelque sorte isolé de leur système et de leur non vie, et prélevé dans le foisonnement infini notre réalité originelle, imperdable et jamais pervertie depuis des siècles par le halo de l’impiété, ce ne sont pas les merdes post-indépendance, estampillés gardiens du temples néo-colonial, matons d’un jarnicoton qui nous renie tout aussi, tous autant que nous sommes, qui réussiront en quoi que ce soit à nous détruire en tant qu’entité homogène et séculière. Au contraire, il n’y a rien de plus dans ce que nous imaginons, et encore plus notre liberté et notre indépendance, que ce que nous ’y mettons, c’est cela l’essentiel, le but à atteindre, le flambeau à transmettre et le point d’horizon à ne jamais perdre de vue. Alors qu’il peut nous arriver dans la réalité de trouver ce que nous ne cherchions pas,sous d’autres cieux plus clément, il est vain de chercher dans les situations et les chimères que le dictateur façonne de l’avenir, ce que nous n ‘avons pas déjà trouvé ailleurs, c’est-à-dire la paix des chiens, celle de l’esprit et de l’âme, nous n’avons rien à perdre, car nous avons déjà tout perdu avant de commencer, car tout ce nous voulons bâtir ne peut se faire ni à l’ombre de la dictature, ni dans la réconciliation avec le régime, ni en tournant la page et que justice ne soit pas faite, une démocratie, un liberté acquise à ce prix et à ces compromissions, ne nous donnera aucune espèce d’indépendance. Mais, par une sorte de chiasme paradoxal, c’est précisément l’infinie richesse de notre réel historique et culturel qui nous fera éprouver, qui nous fait éprouver, du moins pour les plus conscients d’entre nous, la précarité de leur système liberticide et, corrélativement, l’infinie pauvreté de l’imaginaire qui leur en fait éprouver la consistance.

Telle est l’originaire et insurmontable contradiction d’être ou ne pas être indépendant, et c’est toujours par rapport à quoi et à quel degré, d’après tout ce que j’ai lu, d’après ce que les anciens m’ont raconté, l’esprit tunisien, l’individu tunisien subit une aussi forte dépendance et encore plus dramatique et plus morbide sous ben Ali que sous le colonialisme français par exemple, Tout désir d’indépendance chez le tunisien d’aujourd’hui porte en lui sa part de déchirure et de violence, désir de rompre avec son passé, de briser carrément ses racines, de partir loin dans l’oubli et de vivre cette indépendance par procuration à travers les rencontres et bien souvent la schizophrénie et les drames, Tout dans désir de transcendance qui étreigne le vide et toujours plus d’interdits, une sorte de transmigration trompeuse mais apaisante, dans une liberté vierge de tout repère mais qui est souvent une totale négation de son moi le plus intime, tout aussi et d’une façon enfariné d’immanence, désir de la contingence poussé à la nausée et désir de la nécessité et le vouloir être autre chose que soi même, pire que l’aliénation, c’est presque aussi dramatiquement schématisé au complexe de Michael Jackson. Désir d’innover le superflu, le toujours plus dans l’individualisme le plus aveugle et désir de conserver une sorte de jardin secret, où l’illusion et l’aigreur font des ravages, abstrait et virtuel sans la révolte et la colère, désir de l’ultimité au paroxysme de l’impuissance et de la douleur. Il s’agit si peu de désirs différents qu’on n’accomplit jamais l’un sans quelque déception d’éprouver l’autre inaccompli, mais qui au fond, donnent la preuve de la sujétion de l’être tunisien à des forces paradoxalement contraires au niveau de l’idéal, mais séduite rationnellement dans le même arbitraire pour le limiter en tout à leur seule dépendance.

Se battre,exiger malgré tout et en toute circonstance sa liberté et son indépendance, être indéfiniment confronté aux aléas de l’avenir et à la précarité du présent, ce ne sont pas les marques d’une condition déchue, d’un état de décomposition, d’un échec consommé, ni d’une proscription du genre humain libre et démocratique : c’est à la fois le dynamisme de la dignité et l’exercice du temps, c’est à la fois l’honneur de vivre debout et le courage de ne jamais renoncer. C’est tout simplement existé malgré eux. Car la vie absolue, la pure intensité des événements et des situations n’existent que pour ceux qui en sont dignes.