Crédit photo : Prisma Presse

Ces derniers jours, un groupe de touristes français a visité la Tunisie tout en étant médiatisé. Mes deux présidents se sont enfin rencontrés en Tunisie sous un beau soleil et leur entente fait plaisir à voir : Sarkozy tombe sous le charme de Ben Ali et va jusqu’à déclarer qu’il est venu « en ami ». Un ami ne peut pas critiquer son hôte qui lui a offert le gîte et le couvert ! On reconnaît là une certaine vision : exactement pareil, je ne peux me permettre en tant qu’immigré tunisien, reçu en « ami », de critiquer la France…

Trêve de plaisanterie, il est venu le moment pour moi de faire mon coming out de Tunisien ayant vécu sous une dictature. Depuis que j’ai appris à écrire, je n’ai cessé de penser à ce témoignage que je voulais partager. Il était impossible pour moi de l’écrire en Tunisie bien évidemment puisqu’il ne pouvait être publié ni sur le net ni sur un quelconque journal.

Je suis en France depuis sept ans : pourquoi alors ne pas avoir présenté ce témoignage dès mon arrivée ?

D’abord pour des raisons purement financières : je suis boursier du gouvernement tunisien à 50 % (les deux dernières années je suis passé à 100 % mois pour des raisons qui seront expliquées plus tard…). Je ne pouvais me permettre de perdre cette bourse vis-à-vis de ma famille qui n’avait pas les moyens de financer mes études à l’étranger. Car, il ne faut pas se faire d’illusion, critiquer le régime vous vaut la suspension de votre bourse. Aujourd’hui, je vais acquérir mon indépendance financière et je peux enfin « acheter » ma liberté d’expression en tant que Tunisien…

Ensuite, tout simplement, la peur : la peur de ne plus pouvoir rentrer en Tunisie, la peur de décevoir des amis tunisiens qui préfèrent ne pas en parler en public, la peur de trahir la Tunisie et les Tunisiens en exposant publiquement cette critique… Cela peut paraître comme étant de la lâcheté, mais je vais me racheter avec ce témoignage.

Un matin de 1987…

J’avais 5 ans à l’époque. J’étais dans la chambre de mes parents quand notre oncle a déboulé avec la nouvelle : « ça y est, Bourguiba a été destitué ». Je n’ai pas compris ce que ça voulait dire sur le moment, mais je sentais que c’était un événement historique. J’ai commencé alors à crier ma fidélité à Bourguiba, puis cinq minutes plus tard à Ben Ali : le cheminement logique de tout Tunisien en somme !

Bref, j’étais content de cette nouvelle, même si je ne savais pas ce qu’elle voulait dire !

Je me rappelle vaguement de ma mère qui a versé des larmes et de mon père qui la rassurait en lui disant que c’était plutôt une bonne nouvelle.

Mon père est ingénieur centralien qui a fait ses études en France dans les années 70 (il a même fait partie de Mai-68). Il est revenu en Tunisie à la fin de ses études pour des raisons familiales et a occupé des postes dignes de sa formation au départ. Il était directeur à la SNT (Société nationale des transports). Il pouvait gravir les échelons comme il l’aurait souhaité s’il avait pris la carte du parti unique au pouvoir. Ainsi, il aurait assuré son confort financier pendant des années en étant un PDG d’une grande entreprise nationale. Ou même ministre pour trois de ses collègues de la même promotion de Centrale Paris.

Il a même fait pire : en 1982, lors des émeutes du pain, il a pris parti pour les ouvriers et s’est fait condamné lors du procès des militants de la gauche tunisienne. Depuis, ses rapports avec les autorités étaient conflictuels. Il a toujours critiqué la façon dont était menée la politique économique dans la Tunisie de Bourguiba.

Peut-être, qu’il a vraiment cru en novembre 1987, comme tous les Tunisiens, qu’il pouvait exprimer ses idées politiques sans que cela n’interfère avec sa vie professionnelle comme cela a été le cas dans la Tunisie des années 80.

A la radio, notre nouveau président nous promettait démocratie, pluralisme et liberté !

Les années se succèdent et se ressemblent

Les jours qui suivirent, je n’arrêtais pas de découper toutes les photos des journaux de l’époque de notre nouveau président et de les coller aux murs de ma chambre. J’étais vraiment heureux comme un enfant de 5 ans qui voulait s’approprier un événement qui lui échappe.

A l’école, j’avais participé à tous les concours de dessin qui mettaient en gloire le 7 novembre 1987. Le summum a été atteint quand j’avais 10 ans et quand j’avais appris par cœur le fameux discours de notre président ! Quand je le récitais, je le faisais même en imitant la voie du président devant ma mère morte de rire ! Ce dont je me gardais de faire à l’école inconsciemment.

Durant ce temps-là, mon père continuait à travailler et espérait être reconnu à sa juste valeur par les autorités. Car, durant cette époque, les plus grandes entreprises étaient publiques et le gouvernement décidait des nominations…

Il voulait être reconnu pour son travail (il a quand même construit 15 000 logements sociaux). Une nouvelle proposition lui a été faite d’intégrer le parti, mais il a refusé. Il n’acceptait de sacrifier ses idées ni de se mettre en veilleuse pour passer sous silence des affaires de corruption…

Entre-temps, ses collègues de promotion furent récompensés puisqu’ils ont juré fidélité au nouveau président. Mon père avait un salaire correct, nous vivions dans un quartier très huppé de la capitale (El Manzah) et nous avons une belle et grande maison que mon père a fini de rembourser au bout de vingt ans. Tout cela pour dire que, malgré tout, mon père a réussi son début de carrière malgré les ennuis.

La traversée du désert de mon père

A partir de 1994, le régime se crispe. Ben Ali a organisé des élections où il était le seul candidat. C’était pour moi l’heure de vérité et de la grande déception : je me rappelle qu’on venait juste d’installer la parabole et qu’en plus d’Antenne 2 et Rai Uno, on pouvait accéder à des informations libres ! Le premier reportage qui avait mis la puce à l’oreille au pré-ado que j’étais devenu est celui de la chaîne Euronews. Sur le ton de l’ironie, elle présentait ces élections « démocratiques » dans laquelle se présentait un seul candidat et qui a été élu à 99 %…

Mon père commence à pointer du doigt des dysfonctionnements qui était liés à la corruption au sein de la SPROLS (Société de promotion des logements sociaux : la société qui gère les HLM tunisiennes).

Il n’a cessé de les dénoncer auprès de son PDG qui s’avère être un proche du régime et organisateur de ce grand mic mac !

A cause de ses gesticulations, mon père se fait muter à l’Office nationale de l’huile. Là aussi, il n’a pas les promotions qu’il mérite pour un centralien. Un certain Tlili (candidat à la présidentielle de 1999) était alors PDG et a tout fait pour bloquer l’ascension de mon père. Je me rappelle de cette anecdote. Une fois, lors d’une confrontation, mon père lui a dit que quoi qu’il décide « le destin sera du côté des bons ». Tlili lui a répondu : « Tu peux garder le destin de ton côté, moi j’ai Ben Ali avec moi ! ». Aujourd’hui, il est en train de croupir en prison après que « son ami Ben Ali » a décidé de se débarrasser de lui…

C’est tout ce système mis en place par les proches du régime et avec la bénédiction du président qui a coûté à mon père sa carrière d’ingénieur et grand cadre du pays.

Il a été bloqué dans sa carrière et sa traversée du désert commença pour durer jusqu’à sa retraite en 2002.

Même si, au niveau financier, notre famille n’a pas eu le confort d’un cadre centralien, on avait bien vécu et ses ressources financières nous ont permis de manger à notre faim (Oh le couscous de ma mère !). Ma mère en a souffert même si elle travaillait de son côté en éduquant les petits bambins au jardin d’enfant. En fait, elle ne pouvait accepter qu’à compétences égales on n’avait pas le même train de vie que les collègues de mon père. Ceux-là même qui accumulaient voitures et chauffeurs ainsi que des vacances aux hôtels les plus huppés du pays. On n’avait pas les moyens de se les payer. Elle a reproché à mon père sa décision de ne pas rejoindre le parti, mais elle l’a toujours soutenu dans sa démarche.

Surdiplômé sous-employé

Du coup, quelle carrière a eu mon père ? Un poste de directeur « conseiller » au sein de la SPROLS. En fait, les autorités voulaient que mon père lâche prise et laisse tomber ses idées pour qu’il rentre dans le rang. Mais il n’a pas lâché et a tenu le coup pendant dix ans.

Alors, que faisait mon père durant toutes ces années au boulot ? Quasiment rien ! Il partait au boulot à 10 heures et revenait à midi. L’après-midi, il n’y restait qu’une heure au plus !

Quel gâchis ! Une fois, il m’a raconté que comme on ne le laissait pas travailler, la SPROLS patinait et des projets prenaient du retard à cause des personnes « encartées » incompétentes, pourtant haut placées dans l’entreprise.

Un exemple frappant était celui d’erreurs de conception d’appartement de HLM qui faisait perdre des semaines au projet. Il s’y est penché en une après-midi et a fini de résoudre ce problème alors que les autres y ont passé des semaines !

Le plus grand perdant dans cette histoire n’est pas mon père, mais la Tunisie. Car, en l’empêchant de travailler, le pays ne progresse pas. Et je suis sûr que le cas de mon père n’est pas isolé. Si tous ceux qui ont des responsabilités dans ce pays doivent être encartés, ça laisse de côté de nombreuses personnes surdiplômées et qui auraient fait passer la croissance du pays de 6 points par an (officiellement) à 10 !

Car, avec toutes les affaires de corruption, de vol, de censure de tous les talents de ce pays, la Tunisie réussit quand même à s’en sortir économiquement (du moins officiellement).

Quant à la Tunisie de Ben Ali, elle te met au ban de la société si tu n’es pas un fervent supporter du président et que tu ne fermes pas ta gueule. Les journaux se sont mis au pas. Personne ne critique le président. Le quotidien La Presse met toujours notre président sur sa une. Tous ces gens n’arrêtaient pas de nous expliquer que nous vivions dans une démocratie formidable, que le président faisait progresser l’espace des libertés alors que je voyais le contre-exemple de mon père !

Ma mère m’a transmis son humour, mon père son amour de la liberté d’expression et du débat.

Cette soif de débat, de liberté d’expression, d’idées, je l’ai assouvie en suivant la vie politique… française ! Comme de nombreux Tunisiens, j’ai déplacé cette envie de liberté et ce vide démocratique vers la France. Je ne comprenais pas pourquoi la Tunisie ne pouvait m’offrir une émission des Guignols comme celle de Canal+ !

Jacques Chirac, le président français aux Guignols ! Cela me paraissait le summum de la liberté d’expression !

Et pourquoi nous, on ne peut pas mettre Ben Ali dans nos Guignols à nous ?

Bien évidemment, la liberté d’expression ne s’arrête pas là. Car, quand j’ouvrais le journal La Presse, il n’y avait que la propagande officielle. J’ai alors noyé mon chagrin dans le football où l’espace d’expression était plus large…

Pour conclure cet épisode, j’ai énormément appris de mon père : quel meilleur exemple d’intégrité que celui d’une personne qui refuse de fermer les yeux au prix de son confort personnel ? De sa carrière professionnelle ? Je suis fier de mon père et de sa grande gueule !

Alors, quand Sarkozy débarque en Tunisie pour nous dire que tout va bien dans le meilleur du monde tunisien…

La suite dans le prochain épisode…

Texte publié sur Agoravox.fr