Après avoir été le plus célèbre des intellectuels, Jean-Paul Sartre avait quasiment disparu, jusqu’à ces derniers temps. Peu après sa mort, en 1980, on dénonçait déjà son aveuglement face au goulag soviétique, et on tournait même en dérision l’optimisme, le volontarisme, l’énergie pure érigée en but de son existentialisme humaniste.

Après avoir été le plus célèbre des intellectuels, Jean-Paul Sartre avait quasiment disparu, jusqu’à ces derniers temps. Peu après sa mort, en 1980, on dénonçait déjà son aveuglement face au goulag soviétique, et on tournait même en dérision l’optimisme, le volontarisme, l’énergie pure érigée en but de son existentialisme humaniste. Toute la carrière de Sartre était choquante, tant pour ceux qu’on appela les « nouveaux philosophes », dont les médiocres talents n’attiraient l’attention que par la seule ardeur de leur anticommunisme, que pour les post-structuralistes qui, à de rares exceptions près, avaient sombré dans un morose narcissisme visant à écorcher le populisme de Sartre et ses courageuses prises de position politiques.

L’immense champ de l’oeuvre de Sartre – romancier, essayiste, dramaturge, biographe, philosophe, intellectuel politique, homme engagé – semblait alors faire fuir les lecteurs plutôt qu’en gagner, tant et si bien qu’après avoir été le maître à penser que l’on citait le plus souvent, il devint, en vingt ans, celui qu’on lisait et qu’on analysait le moins. Aux oubliettes, ses courageuses positions sur l’Algérie et le Vietnam, son travail sur les immigrés, son irruption comme maoïste lors des manifestations étudiantes à Paris, en 1968, ainsi que l’ampleur et la distinction extraordinaires de son oeuvre littéraire (qui lui firent également obtenir et refuser le Nobel de littérature). Il était désormais une ex-célébrité calomniée, sauf dans le monde anglo-saxon, où on ne l’avait jamais pris au sérieux comme philosophe, et où on l’avait toujours lu avec quelque condescendance, comme un romancier et biographe occasionnel et gentillet, très insuffisant sur le plan de l’anticommunisme, bien moins chic et bien moins séduisant qu’un Albert Camus, dont le talent était pourtant moindre.

Et puis, comme c’est souvent le cas en France, la mode a commencé à s’inverser. On lui a consacré plusieurs ouvrages, et il est redevenu, peut-être passagèrement, un sujet de conversation, sinon d’étude et de réflexion.

Je dois dire que ma génération l’a toujours considéré comme l’un des héros intellectuels du siècle, quelqu’un dont la profondeur et les dons intellectuels semblaient au service de toutes les causes progressistes de notre temps, ou peu s’en faut. On ne le croyait pas infaillible, on ne le prenait pas pour un prophète. Mais on l’admirait pour les efforts qu’il faisait afin de comprendre une situation, et assurer si nécessaire son soutien à une cause, sans condescendance ni faux-fuyant. Il pouvait se tromper, il était souvent susceptible d’erreur ou d’exagération, mais il était toujours plus grand que nature. Un lecteur dans mon genre trouvait digne d’intérêt tout ce qu’il écrivait ou presque, par sa seule audace, sa liberté – y compris celle d’être bavard -, et sa générosité d’esprit.

A l’exception d’un cas à l’évidence particulier, que j’aimerais évoquer ici. Je m’y trouve encouragé par la parution de deux articles, aussi fascinants que déprimants, concernant son voyage en Egypte dans les premiers mois de 1967, qu’on a pu lire récemment dans le supplément littéraire du quotidien égyptien Al Ahram. Ma propre expérience ne fut qu’un épisode mineur dans une existence véritablement pleine de grandeur, mais ce qu’il comporta d’ironique et de poignant à la fois peut mériter qu’on le rappelle.

Une petite cour

C’était au début janvier 1979, et j’étais chez moi à New York, en train de préparer un cours. Un coup de sonnette à l’entrée : on m’apportait un télégramme. En l’ouvrant, je remarquai avec plaisir qu’il venait de Paris : « Vous êtes invité par Les Temps modernes à un séminaire sur la paix au Moyen-Orient à Paris les 13 et 14 mars de cette année. Veuillez donner votre réponse. Signé : Simone de Beauvoir et Jean-Paul Sartre. »

Je crus d’abord à une blague : quelqu’un comme moi n’était pas censé recevoir un aussi remarquable message de figures aussi légendaires. Il aurait pu s’agir tout aussi bien d’une invitation de Cosima et Richard Wagner pour Bayreuth, ou de T. S. Eliot et Virginia Woolf pour un après-midi dans les bureaux de Criterion. Il me fallut deux jours pour vérifier auprès d’amis à Paris et à New York que le télégramme était bien authentique, mais bien moins pour signifier mon accord inconditionnel (d’autant que les « modalités », pour reprendre l’euphémisme français qui désigne les frais du voyage, étaient prises en charge, d’après ce qu’on m’avait aussi appris, par Les Temps modernes, la célèbre revue que Sartre avait fondée après la guerre). Quelques semaines plus tard, je partais pour Paris.

A mon arrivée, je trouvai à mon modeste hôtel du quartier latin un mot bref et mystérieux : « Pour des raisons de sécurité, disait le message, les réunions auront lieu chez Michel Foucault. » Dûment pourvu de l’adresse, je me rendis le lendemain matin au domicile de Foucault et je trouvai le vaste appartement déjà tout grouillant de monde – mais Sartre lui-même n’était pas là. Il n’y eut personne pour expliquer les mystérieuses « raisons de sécurité » qui avaient entraîné le changement d’adresse, même si, de ce fait, c’est dans un climat de conspiration dénué de toute nécessité que se déroulèrent nos discussions. Simone de Beauvoir était déjà là, avec son fameux turban, donnant à qui voulait l’entendre une conférence sur le séjour qu’elle allait faire à Téhéran avec Kate Millett, où elles prévoyaient de manifester contre le tchador. L’ensemble me frappa par sa condescendante stupidité, et malgré mon désir de savoir ce qu’elle avait à dire, je vis qu’elle était particulièrement imbue d’elle-même et particulièrement inaccessible à toute discussion à ce moment-là. D’ailleurs, elle partit une heure plus tard environ (juste avant l’arrivée de Sartre), et on ne la revit plus.

Michel Foucault était présent, mais il me fit rapidement comprendre qu’il n’avait rien à dire sur le thème du séminaire, et qu’il allait très vite partir, comme tous les jours, se plonger dans son travail de recherche à la Bibliothèque nationale. J’étais heureux que mon ouvrage Beginnings fût bien en vue dans sa bibliothèque, où s’amoncelaient une multitude de livres, papiers, revues, le tout en bon ordre. Nous bavardâmes aimablement, mais ce n’est que bien plus tard (presque une décennie après sa mort, qui advint en 1984) que je devinai pourquoi Michel Foucault avait été si peu désireux de parler politique proche-orientale avec moi. Dans leurs biographies, Didier Eribon et aussi bien David Nawaatey révèlent qu’en 1967 il enseignait en Tunisie et qu’il avait levé le camp en toute hâte dans des circonstances inhabituelles peu après la guerre de juin. D’après Foucault, son départ volontaire tenait à son horreur des émeutes anti-israéliennes, « antisémites » de l’époque, fréquentes dans les grandes villes arabes après la grande défaite. Une de ses collègues tunisiennes m’a expliqué, dans les années 80, qu’il avait été expulsé pour d’autres raisons. Je ne sais toujours pas quelle version est la bonne.

A l’époque du séminaire parisien, Michel Foucault me raconta qu’il rentrait tout juste d’Iran, comme envoyé spécial du Corriere della Sera. « Très excitant, très étrange, fou. » je me rappelle l’avoir entendu parler ainsi des premiers jours de la République islamique. Peu après la parution de ses articles, il prit rapidement ses distances. Pour finir, au terme des années 80, Gilles Deleuze me confia que Foucault et lui, autrefois très proches, avaient rompu en raison de leurs divergences sur la Palestine, Foucault soutenant Israël, et Deleuze les Palestiniens. Rien d’étonnant, donc, à ce qu’il n’ait pas voulu discuter du Proche-Orient avec moi, ou avec qui que ce fût !

L’appartement de Foucault, bien que vaste et à l’évidence extrêmement confortable, était radicalement blanc et austère, l’exact reflet du philosophe solitaire et du penseur rigoureux, qui semblait y vivre seul. Parmi les quelques Palestiniens et juifs israéliens présents, je ne reconnus qu’Ibrahim Dakkak, qui est devenu depuis un bon ami de Jérusalem, Nafez Nazzal, professeur à Bir Zeit, que j’avais superficiellement connu aux Etats-Unis, et Yehoshofat Harkabi, le principal expert israélien de la « mentalité arabe », qui, auparavant, avait été un des responsables des services secrets militaires israéliens, et que Golda Meir avait viré pour avoir mis par erreur l’armée en état d’alerte. Trois ans plus tôt, j’avais passé un an avec lui au centre Stanford pour études approfondies des sciences du comportement, où nous étions tous les deux chargés de cours, mais nous n’y avions pas développé la moindre relation. Nous étions toujours polis, mais jamais cordiaux. A Paris, il semblait en train d’évoluer, ce qui l’amènerait à devenir la colombe la plus influente d’Israël, défendant ouvertement la nécessité d’un Etat palestinien, considéré comme un avantage stratégique pour Israël.

Les autres participants étaient essentiellement des juifs israéliens ou français. Ils représentaient toute la gamme des tendances, de la plus religieuse à la plus laïque, même si tous, d’une façon ou d’une autre, étaient pro-sionistes. L’un d’eux, Elie Ben Gal, était apparemment une vieille connaissance de Sartre : c’est lui, nous dit-on, qui avait été son guide lors d’un récent voyage en Israël.

Quand le grand homme fit enfin son apparition, bien après l’heure prévue, je fus saisi de voir à quel point il semblait vieux et fragile. Je me rappelle qu’il m’apparut immédiatement, et en toute clarté, que Sartre était constamment entouré, soutenu, encouragé par une petite cour sur laquelle il s’appuyait totalement, et dont il constituait la principale activité. En faisait partie sa fille adoptive, d’origine algérienne je crois, qui était aussi son exécuteur littéraire.

Il y avait également Pierre Victor, un ancien maoïste, coéditeur avec Sartre de l’ex-Cause du peuple, et qui est désormais un juif profondément religieux, et probablement orthodoxe. Je fus stupéfait d’apprendre ultérieurement, d’un des membres de la rédaction, que c’était un juif égyptien du nom de Benny Levy, et le frère d’Adel Rafat, qui forme avec Baghat El Nadi le tandem connu sous le nom de Mahmoud Hussein : c’est sous ce nom que tous deux travaillaient à l’Unesco, et c’est en tant que « Mahmoud Hussein » qu’ils écrivirent Egypte. lutte de classes et libération nationale, un essai célèbre publié par Maspero. Victor n’avait apparemment rien d’égyptien ; il faisait intellectuel rive gauche, mi-penseur mi-affairiste.

En troisième lieu venait Hélène von Bulow, qui, trilingue, travaillait à la revue et traduisait pour Sartre. Je fus un peu surpris et déçu quand je me rendis compte qu’en dépit de ses séjours en Allemagne, de ses écrits sur Heidegger, sur Faulkner, sur Dos Passos, Sartre ne connaissait ni l’allemand ni l’anglais. Aimable et élégante, Hélène von Bulow resta à côté de lui les deux jours du séminaire, à lui chuchoter à l’oreille la traduction en simultané. A l’exception d’un Palestinien de Vienne qui ne parlait qu’arabe et allemand, notre débat se déroula en anglais. Sartre en comprit-il réellement une bonne part ou non, je ne le saurai jamais, mais ce fut (pour moi et pour d’autres) profondément déconcertant de le voir rester absolument silencieux durant toute la première journée. Michel Contat, son biographe, était également présent, mais il ne fit pas acte de participation.

Conformément au style français, le déjeuner – qui, dans tout autre contexte, n’aurait pas pris plus d’une heure – se révéla une opération complexe. Il allait se dérouler dans un restaurant quelque peu éloigné. Avec la venue de chacun en taxi, à cause de la pluie, la succession de quatre plats puis le retour du groupe, cette affaire majeure dura bien trois heures et demie.

Et c’est ainsi que, le premier jour, nos discussions sur la paix durèrent relativement peu. Les thèmes de cette discussion, c’est Victor qui les exposa, sans avoir consulté quiconque à ma connaissance. Dès l’abord, je sentis qu’il faisait la loi, de par sa relation privilégiée avec Sartre (avec lequel il avait parfois des échanges à voix basse), et de par une confiance en soi arrogante. D’après lui, nous devions discuter : 1) de la valeur du traité de paix entre l’Egypte et Israël – c’était l’époque de Camp David , 2) de la paix entre Israël et le monde arabe en général, et 3) des conditions nettement plus en profondeur d’une possible coexistence entre Israël et le monde arabe environnant.

Aucun des Arabes ne semblait satisfait. Moi, je regrettais qu’on escamote tout simplement la question palestinienne. Dakkak, lui, c’est l’ensemble qui ne lui donnait pas satisfaction, et d’ailleurs il partit à la fin de la première journée. On lui avait assuré que des intellectuels égyptiens seraient présents, et, quand il ne vit personne arriver, il sut qu’il ne pourrait rester davantage.

Au fil de la journée, je découvris peu à peu qu’on avait beaucoup négocié pour préparer le séminaire, et que la participation du monde arabe – pour le peu de représentants présents – se trouvait compromise par toutes les tractations précédentes. J’étais peiné de ne pas en avoir fait partie. Aurais-je été trop naïf et trop désireux de venir à Paris rencontrer Sartre, me disais-je… Il fut question de la participation d’Emmanuel Levinas, mais on ne le vit pas davantage que les Egyptiens. On enregistrait toutes nos discussions, qui furent ultérieurement publiées dans un numéro spécial des Temps modernes (en septembre 1979). Je le trouvais insatisfaisant, avec nos ressassements habituels, peu de véritables confrontations d’idées et encore moins de découvertes intéressantes.

Que l’événement risquait de se réduire à un jeu verbal, je m’en étais douté, mais je tenais à venir pour l’organisateur, Jean-Paul Sartre en personne. Simone de Beauvoir s’était révélée une sérieuse déception, et, de surcroît, après une heure de dissertation dogmatiquement verbeuse sur l’islam et le port du voile, elle était partie. Vu les circonstances, je ne regrettais pas son absence ; plus tard, j’eus la conviction qu’elle aurait insufflé de la vie au débat. Quant à la présence de Sartre, ou plutôt à ce qu’il en restait, elle était étrangement passive, fort peu impressionnante, dénuée d’affect. Des heures durant, il ne dit absolument rien. Au déjeuner, il était assis de l’autre côté de la table, l’air accablé, totalement fermé. J’essayai d’engager la conversation, mais en vain. Il était peut-être sourd, mais je n’en suis pas certain. Quoi qu’il en soit, il m’apparut comme le fantôme de ce qu’il avait été, et sa proverbiale laideur, sa pipe, ses vêtements neutres et informes me semblèrent autant d’accessoires sur une scène désertée.

Pendant tout le repas et la séance de l’après-midi, je me rendis compte que Pierre Victor jouait pour ainsi dire les chefs de gare, et, au nombre des trains, on comptait Sartre lui-même. Indépendamment de leurs mystérieux échanges à table, Victor et lui se levaient de temps en temps, Victor conduisait le vieil homme, le pas traînant, à l’écart, lui parlait rapidement, obtenait par-ci par-là un hochement de tête ou deux, et le duo revenait.

A l’époque, j’étais très actif au sein de la politique palestinienne : en 1977, j’étais devenu membre du Conseil national palestinien, et à l’occasion de mes nombreux voyages à Beyrouth (c’était pendant la guerre civile au Liban), pour rendre visite à ma mère, je voyais régulièrement Arafat et la plupart des autres responsables d’alors. Je pensais que ce serait un succès majeur d’amener Sartre à une déclaration favorable aux Palestiniens, à un moment aussi crucial de notre mortelle rivalité avec Israël.

Chaque participant avait son mot à dire, si bien qu’il était impossible de développer une argumentation, même si j’avais clairement vu que le sujet véritable de la rencontre, c’était la consolidation d’Israël (ce qu’aujourd’hui l’on nomme la « normalisation »), et non les Palestiniens ou les Arabes. Je me retrouvais exactement dans la position de bien des Arabes avant moi, qui, avec les meilleures intentions, avaient cru bon d’essayer de convaincre un intellectuel de premier plan (comme Sartre ou d’autres de son importance), dans l’espoir qu’il deviendrait un nouvel Arnold Toynbee ou un autre Sean McBride – ce qui arrive rarement… Si j’y crus pour Sartre, c’est que je ne pouvais tout simplement pas oublier sa position sur l’Algérie (lire pages 28 et 29), qui, en tant que Français, devait avoir été bien plus difficile à tenir qu’une position critique sur Israël. Evidemment, je me trompais.

Las des discussions ampoulées et vaines, j’interrompis sans vergogne les débats tôt dans la matinée, et j’insistai pour qu’on écoute Sartre immédiatement, ce qui suscita la consternation chez ses satellites. La séance fut suspendue, pendant qu’ils délibéraient en catastrophe. L’ensemble, je dois dire, se partageait pour moi entre farce et tragédie, car Sartre lui-même ne semblait prendre aucune part à ces délibérations qui concernaient précisément sa participation ! A la fin, nous fûmes rappelés à la table par un Pierre Victor visiblement irrité, qui, avec toute la pompeuse affectation d’un sénateur romain, annonça d’un ton agacé : « Demain, Sartre parlera. » Et nous nous retirâmes, pour nous retrouver le lendemain matin afin d’écouter le grand homme.

Le lendemain, Sartre avait bien quelque chose à nous offrir : un texte dactylographié de deux pages environ qui, pour l’essentiel – ce que j’écris se fonde uniquement sur un souvenir vieux de vingt ans -, recourait aux pires platitudes pour louer le courage de Sadate. Je ne peux me rappeler beaucoup de mots pour évoquer les Palestiniens ou leur passé tragique, les territoires occupés. Il n’y eut, c’est une certitude, aucune référence au colonialisme d’implantation israélien comparable à beaucoup d’égards aux pratiques françaises en Algérie. C’était aussi instructif qu’une dépêche de l’agence Reuter, et écrit à l’évidence par Victor, pour tirer d’affaire un Sartre qu’il semblait tenir entièrement sous sa coupe.

J’étais complètement retourné de voir que ce héros intellectuel avait succombé, en ses dernières années, à un mentor aussi réactionnaire, et qu’à propos de la Palestine, une question qui relevait à mes yeux de l’urgence morale et politique – sur le même plan assurément que l’Algérie et le Vietnam -, le vieux partisan des opprimés ne pouvait trouver que les mots les plus conventionnels pour l’éloge d’un leader égyptien déjà largement célébré.

Le reste de la journée, Sartre retomba dans son silence, et le reste des participants continua comme avant. Dans la transcription du séminaire publiée quelques mois plus tard, l’intervention de Sartre, et c’est un point intéressant, a été re-rédigée et réduite. Pour quelle raison, je ne saurais l’imaginer, et je n’ai pas non plus cherché à le savoir. Je sais seulement que, même si j’ai encore le numéro des Temps modernes où nous figurons tous, je n’ai pas été capable d’en relire plus de quelques extraits, faute d’y voir autre chose désormais que de vaines platitudes. J’étais allé entendre Sartre à Paris dans l’esprit même de l’invitation qui lui avait été faite de venir en Egypte, afin que des intellectuels arabes le voient et lui parlent – avec un résultat identique, même si ma propre rencontre fut marquée, pour ne pas dire Nawaatulée, par la présence d’un intermédiaire, le peu séduisant Pierre Victor, qui, depuis, a disparu, me semble-t-il, dans une obscurité parfaitement justifiée. J’étais, comme Fabrice à Waterloo – tout échec et déception.

Un dernier détail. Il y a quelques mois, j’ai participé à l’émission de télévision de Bernard Pivot, « Bouillon de culture », qu’on retransmet aux Etats-Unis peu après sa diffusion en France. L’émission portait sur Sartre, sa lente réhabilitation posthume, son récent retour au premier plan, malgré la critique persistante de ses péchés politiques. Bernard-Henri Lévy – difficile de trouver, tant du côté des qualités intellectuelles que du courage politique, plus différent de Sartre – était là pour assurer la promotion de l’essai apparemment favorable qu’il avait écrit sur le vieux philosophe (j’avoue que je ne l’ai pas lu, et que je n’ai pas l’intention de le faire). Sartre n’était pas si mauvais au fond, concédait BHL, puisqu’on trouvait chez lui des positions constamment admirables et politiquement correctes. BHL entendait ainsi faire contrepoids à ce qu’il considérait comme une critique fondée, celle de s’être toujours trompé sur le communisme. « Par exemple, assénait BHL, Sartre n’a jamais transigé sur ses positions envers Israël. »

Sartre est effectivement resté constant dans son philo-sionisme fondamental. Peur de passer pour antisémite, sentiment de culpabilité devant l’Holocauste, refus de s’autoriser une perception en profondeur des Palestiniens comme victimes en lutte contre l’injustice d’Israël, ou quelque autre raison ? je ne le saurai jamais. Tout ce que je sais, c’est que, dans sa vieillesse, il n’était guère différent de ce qu’il avait été jadis : la même amère source de déception pour tout Arabe, Algérien excepté, qui admirait à juste titre ses autres positions et son oeuvre. Bertrand Russell assurément fit mieux : dans ses dernières années, où il fut pourtant orienté, et même, selon certains, totalement manipulé par mon camarade de classe de Princeton et ancien ami Ralph Schoenman, il prit effectivement des positions passablement critiques à l’égard de la politique d’Israël envers les Arabes.

Pourquoi les grands hommes, dans leur vieillesse, succombent-ils tantôt aux artifices d’un cadet, tantôt à une sorte de rigidité qui les enferme dans une conviction politique intangible ? C’est une pensée démoralisante, mais il y a de ça dans le cas de Sartre. A l’exception de l’Algérie, la justesse de la cause arabe ne lui fit jamais grande impression, peut-être à cause d’Israël, ou alors du fait d’une absence élémentaire de sympathie, liée à des raisons culturelles ou éventuellement religieuses, je ne sais. Dans ce domaine, il était radicalement différent de son idole, Jean Genet, son vieil ami, qui célébra son étrange passion pour les Palestiniens en séjournant longtemps parmi eux, mais aussi en écrivant l’extraordinaire Quatre heures à Sabra et Chatila ainsi que Le Captif amoureux .

Un an après notre brève et décevante rencontre à Paris, Sartre était mort. Je me rappelle très vivement avec quelle tristesse je pleurai sa disparition.

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