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Analyse. Ils décrivaient un islamisme peu dangereux ou sur le déclin. Les spécialistes du monde musulman ont-ils péché par optimisme ?

En pulvérisant les tours jumelles du World Trade Center, les fous d’Allah n’ont pas seulement ridiculisé la CIA et le FBI. Ils ont aussi pris à revers la très docte confrérie des spécialistes français de l’islam. A commencer par le plus médiatique d’entre eux, Gilles Kepel…

L’an dernier, ce brillant chercheur de 46 ans, fils d’un intellectuel d’origine tchèque et d’une enseignante niçoise, publiait, sous le titre de « Jihad, expansion et déclin de l’islamisme » (Gallimard), un tonitruant requiem pour l’intégrisme musulman. Tirant les conséquences de l’échec des islamistes algériens ou égyptiens et observant les succès des réformateurs en Iran, il annonçait l’avènement d’un « postislamisme » démocratique qui concilierait enfin tradition et modernité.

Un optimisme foudroyé, le 11 septembre, par les kamikazes de Ben Laden. Naguère encensé, Gilles Kepel se retrouve sur la sellette. A-t-il manqué de lucidité « du haut de son minaret conceptuel » (Le Figaro) ? A-t-il voulu à toute force, après avoir été l’un des premiers à analyser la montée de l’islamisme, être le premier à prophétiser sa chute (au point d’en « oublier » de citer le livre où, dès 1992, son collègue Olivier Roy annonçait « l’échec de l’islam politique ») ? A la sortie du livre de Kepel, quelques experts, déjà, jugeaient ses pronostics imprudents. « De grâce, ne donnons pas aux performances policières les plus inacceptables des régimes arabes ou musulmans valeur de preuve d’une quelconque défaite “idéologique” de leurs opposants », prévenait un autre islamologue, François Burgat.

Ravis de voir Kepel vaciller de son piédestal, certains insinuent qu’il a pu être intoxiqué par les milieux gouvernementaux algériens, qui l’ont reçu en grande pompe avant et après la parution de son livre. « Qu’un intellectuel français écrive qu’ils ont gagné la partie contre le GIA, les généraux algériens n’osaient même pas en rêver ! » persifle un spécialiste du monde arabe. Des accusations où il faut voir le reflet de la guéguerre qui déchire les islamologues hexagonaux, « un microcosme de chapelles qui se disputent les places, fourbissent leurs relais médiatiques et se lancent des fatwas au visage », ironise un connaisseur de ce milieu.

Une chose est sûre : Kepel, qui a traîné ses guêtres d’un bout à l’autre du monde musulman, n’a pas péché par méconnaissance du terrain. C’est bien plutôt la grille d’analyse de ce mandarin de Sciences po qui est en cause. Selon lui, le déclin de l’islamisme coïncide avec la rupture, dans les années 90, de la coalition formée par la « bourgeoisie pieuse » et la « jeunesse urbaine déshéritée ».

L’Occident toujours coupable

Une analyse sans doute réductrice. L’islam reste en effet un marqueur identitaire fondamental et, jusqu’à nouvel ordre, aucune idéologie n’est venue, à la place de l’islamisme, prendre en charge les immenses frustrations des masses musulmanes. « On ne peut pas parler de “postislamisme” comme on parle de “postcommunisme”. L’islam est là depuis quatorze siècles. Et c’est la seule confession qui progresse à travers le monde ! » lance Antoine Basbous, directeur de l’Observatoire des pays arabes. Auteur d’un livre publié trois semaines avant celui de Kepel (« L’islamisme, une révolution avortée ? », Hachette), ce chrétien libanais y relevait les mêmes indices de reflux. Mais se gardait de pronostiquer la disparition des fous d’Allah, braquant au contraire les projecteurs sur Ben Laden, « le Che Guevara de l’islam ».

Animal à sang froid, Kepel, lui, persiste et signe. A ses yeux, les événements actuels confortent sa thèse plus qu’ils ne l’ébranlent. « Je n’ai jamais dit que les islamistes ont disparu, rectifie- t-il. Seulement que leur capacité à rassembler des groupes sociaux différents pour s’emparer du pouvoir n’a pas abouti. L’investissement des réseaux radicaux dans un terrorisme de plus en plus gigantesque et spectaculaire est, justement, l’expression de leur incapacité à s’implanter socialement. Ils s’efforcent ainsi de provoquer une adhésion émotive dans des masses très remontées contre la politique américaine. » Une vision des choses partagée par Olivier Roy, l’autre chantre du « postislamisme », qui, au prix d’une belle acrobatie conceptuelle, qualifie les récents attentats de « terrorisme postislamiste ». Ben Laden, selon lui, serait plus le fils naturel de Baader et des jeux vidéo que le rejeton de l’islamisme classique…

Il reste que bien peu d’experts ont anticipé l’actuelle déflagration de haine religieuse. Et la question ne peut être esquivée : les islamologues n’ont-ils pas eu tendance, par angélisme ou par souci du « politiquement correct », à minorer la menace que font peser sur le monde Ben Laden et consorts ? A lire certains ouvrages, les fanatiques de la charia apparaissent plus comme des adeptes d’une sorte de théologie de la libération que d’un totalitarisme enturbanné… La peur de l’islam ? Des « caricatures », des « fantasmes anxiogènes » de journalistes occidentaux !

Un point de vue asséné avec toute la supériorité que confère la science, mais qui cache mal certains partis pris idéologiques. En réalité, aux yeux d’islamologues aussi éminents que Bruno Etienne, François Burgat ou Jocelyne Cesari, l’Occident, quoi qu’il fasse, sera toujours plus coupable que l’Orient, Israël que les Palestiniens, les colonels algériens que le GIA. Rendons toutefois à César… Ces mêmes spécialistes ont été les premiers à soupçonner que les massacres en Algérie ne sont pas imputables aux seuls « barbus ».

Bruno Etienne, quant à lui, déçu par l’islamisme après l’avoir été par le socialisme, place maintenant ses espoirs dans le bouddhisme. Mais le tiers-mondisme invétéré de certains islamologues ne les n’empêche pas d’être à leur tour contestés par un nouveau type d’orientalisants, apparus depuis peu sur la scène médiatique, qui proposent une lecture différente du phénomène islamiste. Une lecture « de l’intérieur »…

On veut parler, bien sûr, de Tariq Ramadan. Costume couleur sable, visage de scribe orné d’une barbe finement taillée, cet intellectuel de 39 ans, qui enseigne à l’université de Fribourg, en Suisse, mêle une gouaille très contemporaine à une subtilité de vieil ouléma. Coqueluche des médias et des « cathos de gauche », il dénonce à longueur d’interviews les raccourcis dangereux qui prolifèrent sur l’islamisme. Et il s’inscrit en faux contre les thèses de Kepel et de ses pairs. Certes, reconnaît-il, les mouvements radicalisés « ont changé de stratégie, basculant du national à l’international ». Mais, selon lui, Kepel sous-estime la persistance du « référent islamique ». Plus calés en sciences sociales qu’en théologie, les islamologues hexagonaux réduisent fâcheusement l’islamisme à sa phase violente, et traduisent djihad par « guerre sainte », alors que ce terme clé signifie « effort sur soi-même », ou « résistance à l’agression »…

« Ramadan est un militant avant d’être un universitaire », rétorque Gilles Kepel. Il est vrai que cet Helvète d’origine égyptienne est le propre petit-fils de Hassan al-Banna, fondateur des Frères musulmans. Tout en prônant l’ouverture à la modernité, le pluralisme, l’intégration, Ramadan – qui dans un pays comme l’Iran serait proche des positions d’un Khatami – ne transige sur aucun commandement du Prophète et s’oppose à toute critique historique du Coran. Un peu étrange, tout de même, pour un universitaire qui se dit « très à l’aise avec la rationalité »…

Surtout, Tariq Ramadan, tout en condamnant les récents attentats, ne cache guère son aversion pour le modèle occidental, jusque dans ses manifestations les plus anodines. Il confesse par exemple « un gros problème avec le film “Titanic” ». « L’argent dépensé pour réaliser ce film, souligne-t-il, correspond à une année du PIB de la Mauritanie. Ça me gêne, quand je vais au Yémen, de trouver collée sur les cahiers d’enfants démunis de tout la photo de DiCaprio ! Ce n’est pas sain. Est-ce que j’ai le droit de dire ça sans passer pour un islamiste barbare ? »

Certes. Mais avouons qu’en matière de film-catastrophe la réalité dépasse parfois la fiction. Et qu’on a vu pire, récemment, en guise d’images traumatisantes, que ces photos d’acteur sur un cahier d’écolier…

Source : Le Point.fr