Une longue traversée sépare la ville de Ain Draham et l’extrême Ouest du pays, limitrophe de la frontière algérienne. Dans ce coin perdu, une nature luxuriante s’impose aux regards.

En dépassant le point de contrôle de la garde nationale, on se trouve face à un croisement de deux routes. La première mène vers Hammam Bourguiba, une destination touristique phare du gouvernorat de Jendouba. L’autre route nous achemine vers deux petits villages isolés à la frontière algérienne : Ouled Dhifallah et Ouled Khmissa

Un calme précaire

Les villageois n’ont pas l’habitude d’avoir de la visite en dehors de celles des secouristes lors des catastrophes naturelles, les incendies ou les tempêtes de neige.

Mais depuis le début de l’année, les patrouilles de la garde nationale perturbent leur tranquillité. Presque chaque soir, une unité de la garde nationale ramène sur place des migrants subsahariens. Ces derniers sont lâchés sur une piste caillouteuse au village d’Ouled Khmissa.

La piste caillouteuse du village d’Ouled Khmissa où sont lâchés les migrants.

En empruntant cette route, on n’a pas rencontré de migrants. Mais quelques mètres plus loin, des serre-câbles en plastique jonchent le sol, utilisés par les agents pour ligoter les migrants.

On voit souvent arriver des fourgons de la garde nationale. Ils arrivent le soir, vers 23h”, raconte une villageoise rencontrée par Nawaat.

Les agents de la garde nationale les détachent. Et ils ne partent qu’après s’être probablement assurés que ces migrants ne vont pas revenir,

décrit-elle.

Chaque jour, les villageois s’occupent à énumérer le nombre de migrants en fonction des serre-câbles retrouvés le lendemain. Selon leur décompte, il y a environ 40 migrants chaque jour.

Les serre-câbles retrouvés sur place

Sur la piste où ces derniers ont été lâchés, il n’y a qu’un seul horizon : la montagne d’en face.

Cette fâcheuse perspective attend aussi les migrants du village d’Ouled Dhifallah. Ce village constitue le dernier point de passage avant d’arriver en Algérie. Les collines et une chaîne de montagnes bordent le village. La nature sauvage et silencieuse des paysages inspire une certaine quiétude. Ici, les montagnes surplombent une plaine verdoyante. Rien n’indique qu’ici se joue une tragédie humaine.

Selon les villageois, les migrants, venus de Tunis et de Sfax, sont relâchés dans cet endroit par la garde nationale. Mais ils comptent bien y retourner en jouant au chat et à la souris avec les forces de sécurité. Durant la journée, les migrants s’abritent dans les montagnes de peur d’être repérés. La nuit, ils tentent de rebrousser chemin vers la Tunisie, racontent les habitants à Nawaat.

Pendant ce temps, ils sont privés d’eau et de nourriture. Dans cette montagne jonchée de plantes épineuses, difficile de trouver du repos, même pour s’asseoir. Des animaux sauvages rôdent dans le lieu. “En descendant de la montagne, certains ont des traces de sang aux pieds”, se désole une villageoise.

Carte indiquant la zone frontalière avec l’Algérie où la garde nationale tunisienne lâche les migrants

Et le mot d’ordre donné par la garde nationale aux habitants est clair : il ne faut pas leur donner de la nourriture.

Ils nous disent qu’ils vont mettre le feu dans la montagne, qu’ils sont venus coloniser le pays.

Les villageois y croient tout en exprimant de la peine à certains moments pour ces migrants, qui comptent parmi eux des femmes et des enfants, rapportent-ils.

Craignant la garde nationale, ils ont interdit aux migrants de passer par le village.  Ces derniers sont amenés à contourner cette interdiction en prenant un autre chemin, bien plus périlleux. Ils traversent une autre montagne, parallèle à la route principale, en passant par une vallée desséchée.   

Sur la piste, on retrouve un pantalon, un bonnet et des gants. “Ils appartiennent à un Subsaharien. Un des agents de la garde nationale l’a dévêtu en le laissant en caleçon. On ignore pourquoi. Le lendemain matin, il est revenu prendre son manteau et a laissé le reste”, se souvient une villageoise.

Le bonnet d’un migrant subsaharien

La nuit, elle entend les hurlements de certains d’entre eux lorsqu’ils sont emmenés par les agents. “Une fois, ma fille s’est réveillée en sursaut. Elle avait peur. Moi-même, je me bouche parfois les oreilles pour ne pas entendre ces cris”, se désole-t-elle.  

Dans cet endroit lugubre, des migrants sont livrés à eux-mêmes, isolés du monde, affamés, près de villageois qui sont eux-mêmes dans une situation précaire.

Pantalon d’un migrant subsaharien

Deux choix s’offrent à ces migrants : tenter de passer par la piste qui longe le village en risquant de se heurter au point de contrôle de la garde nationale, ou prendre le chemin de la montagne. Dans tous les cas, ils reviennent à la case de départ : le territoire tunisien. Ces traversées s’apparentent à des aventures désespérées, répétitives et minées de dangers.

La montagne limitrophe de l’Algérie où s’abritent les migrants

Le sort de ces migrants rappelle celui de leurs semblables, chassés l’été dernier de la ville de Sfax vers les frontières de la Libye et de l’Algérie dans le cadre d’une campagne sécuritaire.

Les images de ces migrants affamés et déshydratés, repoussés sous un soleil de plomb vers la zone désertique du sud du pays, ont fait le tour des médias nationaux et internationaux. Plusieurs sont décédés, selon des organisations non gouvernementales.

La situation actuelle dans la ville de Sfax et de ses alentours reflète encore une fois l’ampleur de la crise migratoire dans le pays. Les habitants d’El Amra et Jbeniana, deux petites villes très proches, au nord de Sfax, ont exprimé récemment leur ras-le-bol face à la présence de migrants subsahariens. Plusieurs de ces derniers ont été installés dans les oliveraies de la région.

Les expulsions massives de migrants subsahariens ont poussé des milliers d’entre eux à se réfugier dans ces oliveraies. Là bas, ils travaillent comme saisonniers dans la récolte des olives. Ils sont surtout très proches des côtes italiennes.  

Comme durant l’été dernier, le discours virulent et complotiste du président de la République, Kais Saied, concernant la présence des migrants irréguliers, attise les velléités racistes d’une partie de la population.

La Tunisie ne sera pas une terre d’accueil ou de transit pour les migrants irréguliers, a martelé le chef de l’Etat lors d’une réunion du Conseil de sécurité nationale, le 6 mai.

Une approche hypocrite

En réalité, la Tunisie est bel et bien un point de transit. La concentration des Subsahariens dans le gouvernorat de Sfax s’explique, notamment, par le fait que cet endroit est un point de départ pour les traversées vers l’île italienne de Lampedusa.

Pour endiguer l’arrivée des migrants en l’Italie, la Tunisie a signé avec l’Union européenne, en juillet 2023, un “mémorandum d’entente sur un partenariat stratégique et global”. En vertu de cet accord, la Tunisie s’engage à lutter contre l’immigration irrégulière moyennant une enveloppe de 105 millions d’euros.

Pourtant, Saied a réitéré à maintes reprises que le pays ne jouera pas le rôle de “garde-frontière” de l’Europe. Ses déclarations sont en total contradiction avec sa politique en la matière.

Un ensemble d’aides pour soutenir l’interception maritime des embarcations des migrants se dirigeant vers l’Italie est prévu par le gouvernement de Giorgia Meloni en faveur de la Tunisie. Parmi elles, la prise en charge des frais de carburant des unités maritimes tunisiennes pour les années 2024 et 2025, a indiqué Romdhane Ben Amor, chargé de la question migratoire, au Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux (FTDES), en s’appuyant sur des sources officielles italiennes.

En septembre dernier, le ministre tunisien de l’Intérieur, Kamel fekih a souligné que la Tunisie n’a pas à protéger les frontières des autres. Le même a annoncé lors de son audition au parlement, le 20 mai, que 79 635 personnes ont été empêchées de franchir les frontières maritimes tunisiennes en direction de l’espace européen en 2023. Cette année, ce chiffre atteint 28 147 jusqu’à mai 2024.

Faisant face à l’afflux des migrants, notamment de Soudanais, la Tunisie a du mal à contrôler ses frontières terrestres avec la Libye et l’Algérie.

Dans une déclaration médiatique, le porte-parole de la Garde nationale, le général Houssam Eddine Jebabli admet des “défaillances” en la matière. D’après Jebabli, jusqu’à avril dernier, plus 21 mille candidats à la migration ont été enregistrés, soit une hausse de 7 mille personnes par rapport à la même période de l’année précédente.

En bénéficiant des aides européennes et italiennes pour retenir les candidats à l’immigration vers l’Europe, la Tunisie devient de facto un hotspot migratoire externalisé.

Mais le pays est manifestement dépourvu d’une politique permettant d’accueillir décemment ces migrants. Les autorités tunisiennes ne semblent pas non plus avoir une stratégie économique, politique et humanitaire pour gérer la présence des migrants sur son sol.

Les déclarations hostiles aux migrants du chef de l’Etat, en février 2023, a ouvert les vannes d’un racisme assumé et décomplexé chez une frange de la population. Ceci a rendu la vie difficile pour les Subsahariens vivant en Tunisie. Les Tunisiens qui les logent, les transportent ou les nourrissent risquent gros.

Dans ce contexte, plus de 7 mille migrants irréguliers ont été rapatriés vers leurs pays d’origine. Ces retours volontaires sont chapeautés, notamment, par l’Organisation mondiale de la migration (OIM). Cette organisation internationale est pourtant dans le collimateur du président de la République, qui l’accuse comme l’Agence des Nations Unies pour les réfugiés (HCR) d’inertie.

Ballotés entre les frontières maritimes au nord et les frontières terrestres au sud, les migrants subsahariens sont en proie à des trafics d’êtres humains d’un côté, et une politique sécuritaire déshumanisante de l’autre côté. Tandis que les discours complotistes du chef de l’Etat alimentent la haine.

Des perspectives macabres s’offrent aux migrants. En 2023, 1397 Subsahariens sont morts en tentant de traverser la méditerranée. Depuis le début de l’année, les annonces concernant la disparition des migrants en mer deviennent de simples faits divers.

S’ils ne périssent pas en mer ou sur le chemin du retour, ils croupissent dans les prisons tunisiennes. Plus de mille migrants irréguliers sont emprisonnés en Tunisie, d’après le ministère de l’Intérieur tunisien.


Ce reportage entre dans le cadre des activités du réseau de médias indépendants sur le monde arabe. Cette coopération régionale est réalisée par Assafir Al Arabi (Liban), Mada Masr (Egypte), Maghreb Emergent (Algérie), Mashallah News (Liban), Nawaat (Tunisie), 7iber (Jordanie), Babelmed et Orient XXI (France).