Le dos légèrement courbé, Salah monte péniblement la pente, entouré de son troupeau et de ses chiens. Les moutons broutent le peu d’herbes qu’ils trouvent sur leur passage. Ici et là, des enclos élevés indiquent la présence de propriétés privées. « Il y a encore quelques années, il n’y avait pas un seul mur, ces terres nous permettaient de nourrir nos bêtes tout au long de l’année », se souvient Salah. Depuis l’âge de 15 ans, il se rend deux fois par jour sur ces étendues entre La Manouba et Sanhaja. Autrefois, sur une parcelle de 150 ha, environ 30 ha étaient laissés pour le pâturage. Mais depuis qu’elles sont vendues au mètre, l’espace s’est rétréci, limitant les mouvements des troupeaux et condamnant les bergers à se déplacer toujours plus loin. Quelques parcelles libres [mssayba], au ton ocre, viennent sauver ce qui peut encore l’être. C’est-à-dire pas grand-chose. Salah a dû vendre plus de la moitié de ses bêtes, faute de pouvoir les nourrir. « Je n’ai pas les moyens d’acheter du fourrage, ma seule force sont mes jambes qui me permettent d’aller à la recherche d’un lieu de pâturage ».
Morcellement des terrains à vocation agricole
Mais ces lieux se font de plus en plus rares dans le Grand Tunis. En effet, le phénomène de périurbanisation, aux dépens des terres agricoles, s’est accentué dès les années 1980. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : dans le gouvernorat de la Manouba, 66,5 % des constructions ont été édifiées sur des zones d’interdictions, c’est-à-dire sur des périmètres publics irrigués, ou sur des forêts. Dans le gouvernorat de Ben Arous, près de 35% des constructions ont été édifiées sur des zones classées. Enfin, dans le gouvernorat de l’Ariana, elles sont estimées à plus de 50%[1]. Selon Hend Ben Othmane, chercheuse en urbanisme et en aménagement, « ce phénomène est caractéristique des périphéries rurales du Grand Tunis, où subsistent des terrains à vocation agricole mais où l’activité a nettement diminué ». Et de poursuivre : « ces espaces ont connu un morcellement par les propriétaires, transformés en lotisseurs clandestins, qui ont vendu leurs terrains sous forme de lots de différentes surfaces en fonction de la catégorie sociale cible ». C’est effectivement ce qui s’est produit sur les terres que Salah avait l’habitude d’arpenter. En 2012, les propriétaires ont commencé à vendre des parcelles allant de 1000 à 2000 m2 à des citadins rêvant d’une villa avec jardin. Premier réflexe : construire des enclos en attendant le début du chantier. Très vite, le paysage s’est transformé, en passant d’étendues vallonnées et de champs d’oliviers, à des terrains nus séparés pas des murs gris. « Cet endroit était connu pour la qualité de ses vignes et de ses oliviers mais c’était une autre époque ! », regrette Salah en dirigeant son bâton vers l’horizon. Combien de temps encore pourra-t-il continuer à venir sur ces terres ? La plupart des membres de sa famille ont vendu la totalité de leur bétail et ont acheté des commerces dans la petite ville de Sanhaja. « Peut-être qu’un jour je vais moi aussi devoir tout vendre », lâche-t-il, à bout de souffle. « Le recul de l’activité agricole et la baisse de la production a obligé certains petits agriculteurs à vendre leurs parcelles et à changer d’activité », confirme Hend Ben Othman.
Un arsenal juridique inadapté ?
La perte globale des terres agricoles a été évaluée au milieu des années 1990 à environ 23 mille ha par an. Ces pertes, dont les causes sont principalement l’érosion et l’urbanisation, inquiètent les pouvoirs publics qui ont mis en place « un cadre législatif et institutionnel assez complet »[2]. En effet, la loi de protection des terres agricoles de 1983 a établi des règles très strictes d’utilisation du sol sur tout le territoire tunisien. Elle classe les terres agricoles en trois catégories, à savoir les zones d’interdiction, les zones de sauvegarde et les zones soumises à autorisation. Seules ces dernières peuvent changer de vocation pour de l’investissement ou pour des projets d’intérêts publics. Il y a également les Plans d’Aménagements Urbains qui réglementent l’usage des sols sur le territoire communal, mais ils sont, selon Hend Ben Othman « très vite obsolètes en raison des délais importants de leur élaboration et approbation ». Sur le plan institutionnel, plusieurs organismes sont supposés assurer la réglementation de l’urbanisation des terres agricoles à l’instar du Commissariat général au développement régional. Un arsenal juridique et institutionnel qui « ne semble pas avoir l’efficacité requise afin d’infléchir la progression de l’urbanisation aux dépens des terres agricoles », indique l’article cité plus haut.
Son auteur affirme « qu’à l’occasion de la création du Gouvernorat de La Manouba [en 2000], les autorités locales ont été obligées de fermer les yeux devant la forte pression sur les terres agricoles. L’administration elle même a été conduite à déclasser une grande partie des terres en sa propriété afin d’ériger des complexes administratifs ». En effet, selon le Commissariat Général au Développement Régional, « la pression immobilière sur les terrains agricoles de la région de Manouba ne cesse de s’amplifier et va continuer à sacrifier des centaines d’hectares agricoles annuellement ». Ainsi, de nombreuses surfaces agricoles connaissent un changement de vocation afin de répondre au besoin de développement : zones industrielles, centres commerciaux, équipements publics, activités tertiaires. Les terres agricoles dont la vocation a été modifiée, ont été estimées par une étude en cours de la Direction Générale de l’Aménagement du Territoire, à 1370 hectares entre 2011 et 2021. Autour de ces zones, vont se multiplier des quartiers spontanés difficiles à freiner. « Les communes sont dépassées par les quartiers non réglementaires qui prolifèrent surtout après 2012 », explique Hend Ben Othman pointant « l’absence d’un organe dépendant de la commune qui assurerait le contrôle et l’exécution des décisions en matière d’infractions urbaines ».
Le danger de l’artificialisation des sols
Si l’urbanisation permet le développement local, elle détruit trois fonctions des sols vitales pour l’homme et l’environnement : la production alimentaire, la régulation climatique et les réserves en eau. Dans le gouvernorat de La Manouba, l’agriculture a longtemps occupé une place primordiale. En effet, sa position géographique, dans la basse vallée de la Medjerda, a permis un développement agricole important. A titre d’exemple, il occupe le premier rang dans la production de poires et d’artichauts. Mais le grignotage des surfaces agricoles menace durablement la fertilité des sols et sa vocation à nous nourrir. Car un sol artificialisé ne retrouvera que difficilement sa fonction naturelle. Par ailleurs, cette urbanisation galopante, participe au réchauffement climatique : en effet, un sol artificialisé n’absorbe plus de CO2. Enfin, l’imperméabilisation des sols conduit à une augmentation du volume des ruissellements superficiels au détriment de la recharge des nappes phréatique, avec de grands risques d’inondations.
En ce qui concerne la biodiversité, Salah est catégorique : la faune et la flore ont été touchées de plein fouet depuis les premières constructions. « De nombreuses espèces végétales ont disparu. Il n’y a plus la diversité des oiseaux qu’il y avait quelques années auparavant. Et voilà bien longtemps que je n’ai pas vu de renards ou entendu des loups », énumère-t-il, à la fois inquiet et soulagé. « Les loups, ce sont nos ennemis, ils attaquaient nos troupeaux ». Les chiens aboient, Salah est aux aguets. Plusieurs voitures traversent la piste, laissant derrière elles un nuage de poussière. « Ce sont les propriétaires du terrain plus bas. Ils sont en train de construire une villa sur plusieurs niveaux ». Cette pression sur les écosystèmes va-t-elle cesser ? « Tout l’enjeu est de trouver le juste équilibre entre les besoins en foncier pour le développement local et les programmes d’habitat, et la protection des terres agricoles », affirme Hend Ben Othman. Difficile d’imaginer un retour en arrière dans des zones aussi proches de villes comme Oued Ellil ou Manouba. La tendance est plutôt à la bétonisation. A proximité du lieu de pâturage de Salah, des lotissements, sur une superficie de 331 ha, gérés par l’Agence Foncière d’Habitation (AFH) devraient permettre l’installation de 60 mille habitants. Le projet routier de la X20 qui s’étend sur une longueur de 15 km traverse une partie du gouvernorat de La Manouba. De là où se trouve Salah, les différents chantiers sont visibles et donnent une image claire de l’étalement urbain. « La ville avance », lance-t-il. Sorties de terres, ces nouvelles infrastructures ne le convainquent pas : « qu’allons-nous laisser aux générations futures » ?
[1] Etudes réalisées par l’Agence Urbaine du Grand Tunis (AUGT)
[2] Elloumi M. Agriculture périurbaine et nouvelles fonctions du foncier rural en Tunisie. In : Elloumi M. (ed.), Jouve A.-M. (ed.), Napoléone C. (ed.), Paoli J.C. (ed.). Régulation foncière et protection des terres agricoles en Méditerranée. Montpellier : CIHEAM, 2011. p. 159-169 (Options Méditerranéennes : Série B. Etudes et Recherches; n. 66)
iThere are no comments
Add yours