Un chiffre qui fait froid dans le dos, et qui reflète, plus qu’un désaveu personnel pour le pouvoir, plus qu’un boycott réfléchi, un désintérêt général, premier symptôme d’alerte d’un état dépressif. Ceci ne nie aucunement l’immensité du gouffre qui se creuse entre gouvernants et gouvernés, peuple et pouvoirs concrétisé par cette abstention record. C’est juste que nous avons choisi de fixer la loupe, au-delà du politique, sur l’état psychologique d’un peuple.
Voter pour choisir la composition de l’organe qui crée la loi, organisant le quotidien de chacun de nous constitue l’acte le plus décisif qu’un citoyen puisse accomplir. Dans une « démocratie », dans un « Etat de droit », ceci devrait être l’opportunité ultime, unique de son genre, de décider son sort. Choisir son parlement, c’est l’équivalent de choisir ses études, son travail, son partenaire. Montrer un désintérêt aussi massif et aussi flagrant par rapport à un événement aussi crucial, choisir de s’en retirer tire la sonnette d’alarme et suscite en urgence un moment de réflexion.
Une telle dissociation du citoyen tunisien de la vie publique exprime non seulement une profonde perte de foi, d’envie et de confiance, mais signale surtout une désorientation totale : en étant réaliste, on ne peut pas prétendre que plus de 8 millions de Tunisiens ont tous choisi de manière réfléchie de laisser tomber leur chance de poser leurs empreintes dans leur avenir collectif. Une grande partie d’entre eux trébuche tous les jours, le souffle coupé, bientôt le ventre creux, pour subvenir aux exigences les plus élémentaires d’une vie digne, dans des circonstances indignes.
Leur désintérêt est résultat de la distraction causée par le tiraillement morbide qu’impose la crise économique, entre autre, en Tunisie. L’élévation du coût de vie, l’insuffisance des stocks de médicaments, de fournitures alimentaires, de carburants rendent le quotidien des Tunisiens de plus en plus lourd, pénible. Gémissant sous le gigantesque fardeau de l’inflation, courant dans le marathon de gagne-pain quotidien, se mordant très discrètement les doigts chaque fois qu’une vague de nostalgie à une époque relativement meilleure lui fouette l’esprit, un adulte tunisien constitue la proie parfaite pour une dépression. Quant aux jeunes, porteurs de flambeaux, le dernier espoir pour un lendemain meilleur, ils renoncent et au flambeau, et à l’espoir d’un demain meilleur sur ces terres. L’élévation du taux de suicide et l’immigration massive légale et illégale le crient haut et fort.
Quant à la catégorie qui a consciemment fait le choix de s’extraire des élections, leurs abstention n’en est pas moins révélatrice du malaise général du peuple. Renoncer volontiers à son droit de participer à la prise de décision n’est qu’un reflet de dégout, de frustration, de blocage et d’une hideuse impuissance. La dépression est un cancer qui consume lentement mais surement la population tunisienne. On n’en souffle mot, on s’en soucie peu, on le prend pas au sérieux et on le regrettera un jour.
Nul ne peut prétendre pouvoir déstabiliser le rapport de causalité liant une atteinte au bien-être du citoyen à toutes les révolutions qui ont marqué l’histoire humaine. D’ailleurs, tout gouvernant a intérêt à se familiariser avec la règle. Les révoltes populaires constituent une forme de résistance, d’opposition à une attaque, un événement dont la naissance passe par deux moments inévitables. Le premier, imprécis, est entamé le jour où les gouvernés commencent à ressentir une pression quelconque, troublant leur train de vie, un manquement ou un abus entachant la sérénité de leur quotidien, un signe qui clignote en silence menant, si non traité, à une congestion, éclaté dès la moindre nouvelle agression aboutissant à une très vive expression de malaise général. Ce moment de l’accouchement en revanche, on en entend les cris, et on en marque la date, on en nettoie les vestiges puis on le fête chaque année. Un seul faux-mouvement est à l’origine des deux moments phares de la naissance d’une révolte : une atteinte au bien-être du citoyen.
Une perte de foie doit faire terriblement mal au ventre. Il y a une autre “coquille”. Il ne s’agit pas d’un état dépressif de la population mais d’un Etat répressif ayant confisqué les pouvoirs et vidé l’Assemblée de ses prérogatives. Pourquoi voter dans une dictature ? C’est une question de bon sens et là , la conclusion est évidente : la nation tunisienne refuse la dictature et appelle le retour de la démocratie. CQFD