L’Homme jaune ne laisse personne indifférent. Il est politique, drôle, tragique, gras et hypocrite. Il est l’illusion qui révèle la vérité. L’Homme jaune est la créature de l’artiste algérien Yasser Ameur, né en 1989 à Blida. Après des études de biologie et de design, il décide de s’adonner à sa pratique. Et il a sans nul doute bien fait, puisque nous sommes face à l’un des peintres maghrébins les plus pertinents de sa génération. En 2016, le Grand marché de l’art contemporain (GMAC) choisit l’une de ses œuvres pour la couverture de son catalogue, en France. Et depuis, ses toiles voyagent entre Amsterdam, Londres, Paris, Madrid.  Et il y a quelques mois, il a même exposé à Tunis, à la galerie Gorgi.

Bien ancré en Algérie

 

Yasser Ameur vit en Algérie où il dit se sentir à sa place plus que nulle part ailleurs. Son rituel journalier commence à 5h30 du matin à la terrasse d’un café d’où il observe les premiers murmures de la ville. « Je regarde les ouvriers qui vont au travail. A cette heure-là, il y a une ambiance particulière. Ma journée finit à 11h quand le rythme du quotidien reprend ». L’artiste dit avoir une vie de vieux.

Les œuvres de Yasser Ameur dévoilent la société algérienne, critiquent son hypocrisie, ses névroses, ses dérives dont beaucoup ressemblent aux nôtres. Dans “Nedjma allaitant son enfant”, on voit une femme jaune nourrissant de pétrole un bébé jaune dans la posture de la vierge Marie. Nedjma est la mère nourricière, l’Algérie. Nedjma est inspiré du roman éponyme de Kateb Yacine.

Avec sa société, l’artiste entretient un rapport d’amour et de répulsion: « C’est la société dans laquelle je vis. C’est une manière de garder un juste équilibre, avec de l’admiration et de la répulsion, sans être dans le jugement. Pour suggérer des images et pousser à la réflexion. La peinture de la réalité choque plus que la réalité. Il s’agit de mettre mal à l’aise, c’est pour cela que je concentre le regard sur le sujet en le centrant et en laissant le fond vide ». Il lit à haute voix un extrait de l’Essence du christianisme de Ludwig Feuerbach : « ce qui est sacré pour lui, ce n’est que l’illusion, mais ce qui est profane, c’est la vérité ».

 

Pourquoi le jaune?

 

« Quand j’étais jeune, j’avais deux posters collés sur le mur de ma chambre : les Tournesols de Van Gogh et le Christ de Gauguin. Deux œuvres où le jaune est dominant. J’ai colorié mes premiers dessins de jaune. Mon père, qui était aussi artiste, en était agacé. Mais j’ai continué à utiliser cette couleur », nous raconte Ameur. Le jaune est aussi une référence au sourire jaune – “Dhahka essafra” -, le faux sourire, manifestation faciale de l’hypocrisie sociale.  « Toute les couleurs que j’utilise sont manipulées donc fausses, sauf le jaune qui ne change pas. Il est pour moi la vrai couleur du faux ».

Pour se révéler au monde, et en premier lieu à son monde, l’artiste n’a pas hésité à troller différents lieux : « A la fac, on m’avait donné une salle pour exposer. Mais personne n’était venu. Alors j’ai décidé de mettre les œuvres dans les chiottes. Elles y étaient inratables. Et avec le bouche à oreille, les gens ont très vite entendu parler de mon travail. Ensuite, c’était la rue ».

Dans la rue, l’œuvre va à la rencontre de ceux qui ne vont pas aux galeries, dans un pays où le marché de l’art est encore un souk, lâche l’artiste. L’Homme jaune sera sur les murs d’Oran, de Tlemcen, de Mostaganem, d’Alger, de Tipaza. Les “Attentats picturaux” de l’Homme jaune étaient ensuite partagés sur les réseaux sociaux. « Je me suis posé la question de continuer ou pas. Je me rendais compte que mes œuvres étaient extrêmement vues sur les réseaux sociaux et je me demandais : est-ce que je continue à les exhiber dans la rue, pour les prendre en photo et les publier sur les réseaux ? Il y avait là quelque chose de malsain ».

 

L’Art face au dilemme des réseaux sociaux

 

La problématique de la diffusion de l’Art sur les réseaux sociaux suscite des interrogations. L’outil est en effet à double tranchant. D’un côté, les œuvres touchent beaucoup plus de monde. De l’autre, elles se banalisent au milieu du flux de contenus bigarrés, et deviennent des images parmi tant d’autres. « Je l’utilise et lui dois beaucoup », confie l’artiste. « Pour moi, l’artiste évolue avec sa société et son époque. Sur les murs des réseaux sociaux, on peut toucher plus de gens que dans une galerie. Je ne vais donc pas me priver de cette opportunité. Comme avec beaucoup d’inventions, le risque d’une dérive existe. Après  je me pose des questions, évidemment ».

Ces questions transparaissent dans ses œuvres où Ameur met en scène le smartphone dans les mains de ses personnages jaunes. Il peint le narcissisme et la déformation de l’image de soi et de la réalité.

« Le numérique est une autre réalité réelle. Avant le Hirak, une publication sur les réseaux sociaux causait autant de problèmes à l’internaute qu’un acte dans l’espace public. Pas mal d’artistes et d’internautes ont été arrêtés pour des publications en ligne. C’est tout aussi dangereux. La différence, c’est que l’un permet une certaine interaction et l’autre un peu moins. Le but de l’artiste c’est que son œuvre soit visible… Notre rapport au réel a complètement changé, nos réflexes ont changé. On sort notre téléphone et on prend un selfie avec le paysage. On sort notre téléphone pour capturer un événement réel. Le smartphone est devenu une extension de nous-même, et la technologie offre de nouvelles possibilités. Aujourd’hui, mes œuvres sont vendues avec une version NFT. Est-ce que le fichier JPEG a autant de valeur? Je le crois bien », s’explique l’artiste.

 

Mutation de l’image

 

Le mot NFT a été prononcé, il est presque inévitable de nos jours. L’image se dématérialise mais perd-elle de son pouvoir et de son impact ? La peinture de l’artiste a un aspect numérique, voulu par l’artiste : « J’essaye d’avoir un aspect digital, imprimé, j’essaye d’imiter la machine. Les couleurs vives et la simplicité des lignes appâtent les récepteurs qui s’attendent à un contenu tout aussi “joyeux”.  Jusqu’à ce qu’ils regardent l’œuvre de près pour se rendre compte de ce qu’elles racontent… Le pouvoir de l’image n’a pas fini d’être important. L’image ne mourra pas, bien au contraire. J’ai ressenti le besoin d’animer mes tableaux, et j’ai commencé à poster des vidéos et GIF sur les réseaux sociaux. Puis je me suis demandé comment les exposer dans une galerie dans ce format ? Dans “Simulacres”, la prochaine exposition que je prépare depuis deux ans, certaines œuvres sont en 3D, en réalité augmentée. Je m’adresse aussi à une génération familière au médium de l’écran et du digital. Des possibilités restent à explorer ».

Les peintures s’animent, s’amplifient comme dans l’exposition Van Gogh : l’expérience immersive qui avait soulevé le débat. Qualifiée par certains de sensoriellement gavante et par d’autres comme une expérience exceptionnelle, l’image mute par choix, par progrès ou par survie. Mais elle n’est plus la même.

L’image est aussi massivement téléchargée et diffusée. Comme dans le cas du Radeau de la méduse, revu par Ameur. On y voit des hommes jaunes en plein naufrage. On ose y lire le chemin inverse de l’Histoire. Dans l’œuvre de Géricault, c’est le naufrage de la marine coloniale française vers le Sénégal. Dans celle de Yasser Ameur, c’est le naufrage des anciens colonisés vers l’Europe.

« J’ai grandi dans l’art et j’avais accès à des livres plein d’images. Je me suis nourri de copies d’œuvres d’art. C’est plus tard, en voyageant, que j’en ai vu certaines en vrai, les originales… Mon imaginaire a été entre autre nourri par les copies d’images occidentales, dont le ”naufrage de la méduse”, la vierge Marie ou le Christ ” jaune” de Gauguin… la copie a cela  de bénéfique, elle se partage, se multiplie et devient accessible à tous. Elle se démocratise », nous confie l’artiste.