Que fait une cinéaste quand ses films se suivent mais ne se ressemblent pas ? Elle bondit, comme une féline, d’un genre à l’autre. Que doit faire une cinéaste qui a un souci de carrière, quand elle veut réaliser des films ? Elle a moins intérêt à avancer au coup de cœur ou à se mettre pieds nus, qu’à répondre présente aux commandes qu’on lui propose. Entendre : se rouler dans la soie en visant la case «phénomène de société» en oubliant de passer par celle du cinéma. C’est le cas de Kaouther Ben Hania, dont le dernier court-métrage de fiction, «I and The Stupid Boy», ne lâche les brides qu’en apparence, pour épouser le moule désiré par son commanditaire Miu Miu. Exclusivement réalisés par des femmes, les films de cette marque de prêt-à-porter sont censés questionner l’apparence féminine aujourd’hui. Comme d’habitude, si Ben Hania se sent à l’aise avec l’air du temps, ses films veulent se faire l’écho intime d’un certain malaise dont «I and The Stupid Boy» réactive la mécanique au présent : la conjonction du titre n’est pas forcément inclusive, et ne le donne pas à voir donc sans interrogations, digressions ou retombées.

Le scénario met en scène Nora, une vingtenaire étincelante qui s’enflamme pour son premier rendez-vous avec un garçon rencontré sur les réseaux sociaux. Bien que démarrant sur les chapeaux de roues, le film s’appuie manifestement sur la mise en situation de sa protagoniste. Cette entrée en matière se prête d’autant mieux à l’exercice d’un récit instituant en son cœur l’idée d’un pas de côté, qu’elle met en valeur les vêtements de la marque, conformément à la commande, à la fois comme forme de vie pour les femmes et comme mobile de narration pour le film. C’est un pacte de lecture, et Ben Hania y souscrit pleinement : trop consciente peut-être des effets de l’apparence qui ne sont pas une mer d’huile, la cinéaste doit s’adonner à l’exercice de la lecture dite par l’aisselle, en filmant Nora euphorique, se mettant sur son trente-et-un, dansant dans son slipdress et essayant à tour de bras chemisier en dentelle court, blouse crop, pantalon jogging gris et une paire des sandales à talons. La liberté de rythme prise par la réalisatrice au niveau du montage, n’est pas gratuite ; l’essayage prépare une forme de négociation chez Nora qui semble, devant son miroir, manier le chaud et le froid pour être branchée. En d’autres termes, elle s’approchera inévitablement du serpent, et ce au risque de se faire mordre quand on la voit sortir de chez elle et se faire arrêter par Kevin, son ex-copin qui lui dérobe l’iPhone.

La fonction des essayages est bien calculée : elle est prétexte à des effets en retour, et c’est bien cette contradiction qui servira alors de courbure au récit. Ben Hania s’en acquitte en quelques plans, qui passent toutefois à la fois par la déviation d’un trajet qu’à travers une sorte d’esquives contrariées, révélant la violence latente dans ce bâtiment abandonné où les deux personnages ont l’air de jouer, comme deux complices, au chat et à la souris. Il a fallu cette tenue qui n’aide pas, contrastant avec la légèreté que les premières séquences laissent espérer, pour que la trajectoire de Nora dévie et que le film glisse, ce qui n’est pas son mauvais côté quand Ben Hania parvient tout de même à renverser la mise en scène en une inquiétante poursuite qui vient remuer les eaux où la domination masculine, le harcèlement de rue et la vulnérabilité nagent côte à côte. Bien que ces à-côtés fassent tout le sel d’I and The Stupid Boy, Ben Hania semble livrer sa jeune protagoniste à un exercice avançant de visages un peu cosmétiques en climats tendus, sous prétexte que celle-ci risque de voir sa vie privée dévoilée en un clic. En un sens, mais ce n’est pas nouveau chez la cinéaste tunisienne, le volontarisme vient toujours rattraper les idées de mise en scène dans l’intention de jeter une lumière sur les relations toxiques ou sur le rapport de la technologie à l’intimité, jusqu’à une fausse fin en forme de coup de grâce.