Vers midi, à la périphérie de la ville de Dar Chaâbane El Fehri (gouvernorat de Nabeul), des dizaines de femmes s’empressent de quitter leur lieu de travail. Certaines se dépêchent de rentrer chez elles. D’autres se dirigent vers les gargotes. Ce sont les ouvrières des usines du textile, reconnaissables à leur tablier rose.
Selma et Raja, âgées respectivement de 22 et 24 ans, se sont installées dans un boui-boui servant du kaftagi. Elles partagent un sandwich et des pâtes faites maison contenues dans un récipient en plastique. « On doit déjeuner vite fait », me lance Sana. Et pour cause : ces ouvrières n’ont qu’une demi-heure de repos. Pour ces femmes, le temps perdu, c’est de l’argent perdu. Car elles sont rémunérées à l’heure.
L’heure est payée 2900 millimes mais ça peut atteindre 3000 millimes si le travail les satisfait,
précise Rahma.
Pour un salaire mensuel d’environ 450 dinars, ces ouvrières travaillent de 7h30 du matin à 17h. Elles ne comptent pas faire carrière dans ce secteur. « C’est provisoire, le temps d’avoir les moyens de lancer notre propre projet », confient-elles. Sana a abandonné les bancs de l’école lors de sa première année de collège. Elle s’est formée par la suite dans la pâtisserie. Quant à Raja, elle s’est tournée vers une formation de styliste après la 9ème.
Main d’œuvre féminine précarisée
Ces jeunes filles font partie des 185 mille ouvriers travaillant dans les 1768 entreprises de textile actives en Tunisie, a déclaré à Nawaat le secrétaire général de la Fédération générale du textile, habillement, cuir et chaussures au sein de l’UGTT, Habib Hezami. Mille entreprises sont destinées à l’exportation, sous la loi d’avril 1972 promouvant les investissements étrangers. Le reste fournit le marché intérieur, précise le responsable syndicale.
Les salariés du secteur forment 35.7% de de la totalité de la main d’œuvre du tissu industriel. 27% du total des entreprises se trouvent dans le gouvernorat de Monastir, 19% dans le Grand Tunis. Sousse, Nabeul et Sfax suivent avec respectivement 12%,11%, et 10% des unités.
Les femmes forment le principal bataillon du secteur puisque la main-d’œuvre est composée à hauteur de 85% de gent féminine. Pour beaucoup, comme Rahma et Sana, ce secteur a été l’unique débouché professionnel. Une étude du Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux (FTDES), réalisée en 2020, sur « Les violations des droits économiques et sociaux des femmes travailleuses dans le secteur du textile » a montré que 45.76% des ouvrières du textile ont un niveau d’étude primaire, contre 45% de niveau scolaire secondaire. Les ouvrières âgées de 16 à 35 ans représentent environ 80% du total des travailleuses du secteur.
Selon le FTDES, ces données reflètent « le caractère discriminatoire dans le recrutement des ouvrières et le renouvellement de leur contrat à durée déterminée, renforçant d’autant la précarité de l’emploi dans ce secteur. De plus, les ouvrières sont employées dans des domaines qui ne nécessitent pas de grandes qualifications ».
Un manque de qualification déploré pourtant par Nahla, la gestionnaire administrative de l’entreprise FRIES située à Dar Chaâbane. « On a plus de mal à remplacer les ouvrières partant à la retraite », explique-t-elle à Nawaat. Et de pointer du doigt « la rigueur déclinante, signe de notre époque, des ouvrières par rapport à celles des années précédentes».
Un calvaire quotidien
Les plus assidues dans ce secteur n’ont pas forcément de meilleures perspectives. Saloua, 50 ans, travaille dans les usines depuis ses 25 ans. Une carrière entrecoupée par une dizaine d’années de reconversion professionnelle, avec un emploi de vendeuse dans une boutique de vêtements.
En cette journée estivale, on la retrouve avec des dizaines d’autres femmes à attendre le bus pour rentrer chez elle. Toutes travaillent dans les multiples entreprises situées entre les villes de Dar Chaâbane et de Béni Khiar (Nabeul). Saloua est passée par des dizaines d’entre elles tout au long de sa vie professionnelle. Et ce n’est pas par goût de l’aventure, mais parce qu’elle a été à chaque fois poussée à la porte par son employeur.
J’ai eu des propriétaires d’usines qui ferment boutique en laissant leurs employés livrés à eux-mêmes et sans un sou. J’ai subi des licenciements avant ma 4ème année de titularisation. Et je suis aussi la première éjectée en cas de réduction de l’effectif,
raconte Saloua avec amertume.
Ayant un poste de contrôleuse de chaine, Saloua est parmi les premiers sacrifiés en cas de baisse des commandes des usines de sous-traitance. «Certaines entreprises travaillant davantage sur la quantité que sur la qualité, préfèrent garder le poste d’une ouvrière sur une machine à coudre plutôt que celui d’une contrôleuse », renchérit-elle.
Quand il arrive, le bus est déjà bondé. Résignée, elle s’apprête à se positionner parmi la foule afin d’éviter au mieux la bousculade.
Je suis lessivée par un tel quotidien. Encore environ 20 minutes pour arriver chez moi, préparer le diner, faire le ménage. A ce rythme, je ne tiens plus. Toujours debout, je finis la journée avec des douleurs atroces aux jambes,
concède-t-elle en nous quittant.
Alors que Saloua se plaint de maux physiques, Raja et Sana rapportent des situations de harcèlement moral : « Quand tu fais une erreur, tu as toujours la cheffe sur le dos pour te rappeler à l’ordre en te criant dessus ou en te menaçant de licenciement », raconte Sana. Les jeunes banalisent pourtant ces pratiques. « Ce n’est pas plaisant mais on fait avec. C’est comme ça», lâche Raja.
« Laisser-faire des employés » ?
Violence morale, licenciements abusifs, exploitation, instabilité, des arrêts maladie rejetés, des augmentations salariales non accordées, absence de couverture sociale sont autant de pratiques énumérées par le représentant de l’UGTT.
Cependant, il dénonce aussi le «laisser-faire des employés ». « Certaines sont prêtes à tout pour garder leur emploi, quitte à travailler au noir », regrette-t-il. Hasna, 55 ans, a fait ce choix. Elle travaille dans une usine installée dans un garage de villa, dans une bourgade à la périphérie de Béni Khiar. Comme elle, quelques dizaines de femmes, retraitées pour la plupart, s’attèlent laborieusement à leur tâche. De l’extérieur, rien n’indique qu’il s’agit d’une usine de sous-traitance sinon la sortie en masse des ouvrières. Hasna ne bénéficie pas de couverture sociale, ni d’aucun autre droit, puisqu’elle est dans l’illégalité.
Ma retraite s’élève à 300 dinars par mois. Une somme dérisoire compte tenu de mes dépenses, dont 600 dinars uniquement réservés chaque mois à mon fils étudiant à Tunis,
nous confie Hasna.
Alors comme beaucoup, elle a opté pour cette entrée d’argent pour arrondir ses fins de mois. Ces usines au noir fleurissent partout au vu et au su de l’Etat, constate Habib Hazemi. D’après lui, les mécanismes de contrôle de l’Etat, en premier lieu l’inspection du travail, sont défaillants.
Un laisser-aller qui ne peut être que bénéfique pour certaines entreprises. Malgré cela, certains employeurs se lamentent, en évoquant une baisse de leurs bénéfices avec la concurrence de la main d’œuvre étrangère, moins coûteuse. C’est le cas de Mounir Issa, propriétaire d’une usine de sous-traitance à Dar Chaâbane.
Un secteur en difficulté
Pour lui, la hausse des salaires et des prix de la matière première en Tunisie « menace l’existence de beaucoup d’usines ». Et d’agiter «le risque de délocalisation de certaines grandes entreprises». Le représentant de l’UGTT rappelle que les ouvriers du secteur ont bénéficié d’une augmentation de 1200 millimes par heure, de 2011 à 2022.
La gestionnaire administrative de l’entreprise FRIES tient, quant à elle, à nuancer ce tableau :
Notre savoir-faire est reconnu depuis des dizaines d’années, ce qui écarte l’éventualité d’une délocalisation. Toutefois, le prix de vente reste le même alors que les charges ne cessent de croitre entre main-d’œuvre, électricité, cartons, fil à coudre, etc…
La crise du Covid-19 a constitué un tournant pour cette entreprise avec une chute des exportations à hauteur de 30% depuis 2019. « Les Européens n’achètent plus autant de vêtements avec le Covid », déplore la représentante de la société.
Une étude d’impact réalisée par la Fédération tunisienne du textile et d’habillement (FTTH) a révélé que les trois quarts des unités de production ont essuyé une baisse d’activité supérieure à 50%, due notamment à la baisse de la demande du principal clientde la Tunisie, en l’occurrence, le marché européen.
La reprise du secteur est néanmoins en cours. Lors de l’année 2021, les exportations du secteur textile/ habillement ont augmenté de +12,48% en dinars et de +22,85% en poids, comparativement à l’année 2020. Cette embellie se poursuit en 2022. Les exportations ont enregistré une recrudescence de 21.86% lors des cinq premiers mois de 2022, d’après les données du ministère de l’Industrie. Les exportations vers les marchés français, italien, allemand, belge, espagnole, anglais et portugais ont augmenté, respectivement de 15.3%, 28.3%, 43.3%, 12.2%, 24.9%, 40.6% et 44.8%.
La situation à long terme demeure malgré cela préoccupante. Habib Hazemi relève l’absence d’une vision stratégique de l’Etat pour le secteur. Outre l’érosion des droits économiques et sociaux des salariés, « le volet de la formation de la main-d’œuvre est lacunaire et posera indéniablement problème dans le futur», regrette-t-il.
La Tunisie est aussi fortement dépendante du marché européen. En effet, les principaux clients de la Tunisie pour la branche confection sont en même temps ses principaux fournisseurs et ses principaux partenaires investisseurs dans le secteur. La France représente 37% de la demande étrangère du textile tunisien. Elle est suivie par l’Italie avec (20%), l’Allemagne (16%), la Belgique (7%), les Pays-Bas (7%) et l’Espagne (6%).
La participation de ce secteur à l’économie du pays est aléatoire et tend vers une baisse progressive, en dépit des chiffres prometteurs de certaines années qui peuvent s’expliquer en partie par la baisse de valeur du Dinar vis-à-vis de l’Euro. D’autant plus que la majorité des exportations de ce secteur sont orientées vers la communauté européenne. Ceci reflète donc la fragilité de ce secteur en Tunisie et sa forte dépendance au marché européen. Cela l’expose de plein fouet à divers imprévus susceptible d’affecter ce marché,
met en garde le rapport du FTDES.
Il souligne par ailleurs que depuis la résiliation des accords multifibres et la fin du système des quotas, les entreprises tunisiennes affrontent la concurrence internationale, et surtout asiatique. De ce fait, les entreprises locales ont dû diminuer les prix des produits textiles de qualité moyenne et ordinaire, pour s’aligner sur ceux de la concurrence internationale. Or cela a entraîné une baisse de leur marge bénéficiaire, alerte le rapport du FTDES. Au final, les entreprises du secteur paraissent ainsi aussi fragilisées que leurs employées.
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