Tout le monde se souvient des images apocalyptiques qui ont marqué l’été 2021. De l’Espagne à la Turquie, en passant par l’Algérie, la Tunisie, l’Italie et la Grèce, le pourtour méditerranéen a été ravagé par les flammes. En Tunisie, les surfaces forestières brûlées ont enregistré, en 2021, une hausse de 322 % par rapport à 2020. Forêts dévastées, paysages cendreux, arbres carbonisés… les 458 incendies de l’été 2021 auront causé des dommages sur environ 25.822 hectares.

Incendie d’un champ de céréales. Krib, 2021

Il n’est pas encore 10h lorsque nous arrivons à la forêt de Boukhil à El Krib dans le gouvernorat de Siliana. Et déjà, l’atmosphère est étouffante. Sous nos pieds, les brindilles craquent. « Ces petites branches sèches sont notre cauchemar car elles accélèrent la propagation du feu », remarque Nabih Azizi, chef de la direction régionale des forêts de Siliana. Plus loin, il nous montre les dégâts causés par les incendies de l’été dernier : « ici, ce sont 20 hectares d’arbres qui sont partis en fumées », regrette celui qui jour et nuit sillonne la forêt. Depuis plusieurs semaines, ils se préparent, lui et son équipe à un été à haut risque : « nous avons débroussaillé les zones trop denses, agrandi et nettoyé les tranchées pare-feu, augmenté le nombre de patrouilles… », énumère-t-il. « Je suis d’astreinte pendant toute cette période car nous savons que la moindre étincelle peut se transformer en brasier si nous n’agissons pas rapidement ».

Plusieurs facteurs agissent sur la propagation d’un incendie : la température, la vitesse du vent, la pluviométrie, le type de végétation ou encore le taux d’humidité. Avec le réchauffement climatique, ces facteurs s’intensifient. Pour Nabih Azizi, « tous les signaux sont déjà au rouge », avec un risque supplémentaire dans les forêts de pinèdes, comme c’est le cas à El Krib, car le bois de ces arbres est hautement inflammable. Nabih Azizi en appelle aussi à la responsabilité des citoyens : « Savez-vous que la plupart des départs de feu sont d’origine humaine ? Les mégots de cigarettes jetés par terre, les travaux agricoles, la cuisson à même le sol… Avec des associations locales nous avons fait tout un travail de prévention auprès des citoyens ».

 

Des périodes de sécheresse de plus en plus longues

 

Si la cause principale de l’incendie est dans l’immense majorité accidentelle ou criminelle, sa propagation est, quant à elle, principalement liée aux conditions climatiques. « La longueur de la période de sécheresse, ainsi que le nombre de vagues de chaleur augmentent les risques », avertit Chiraz Belhaj, docteur en géographie à l’Université de la Manouba, spécialisée sur la question des incendies de forêts. « Plus les vagues de chaleurs commencent tôt, plus la durée de vulnérabilité face aux incendies augmente. Or, nous observons que cette période a tendance à s’étendre ces dernières années ». Aujourd’hui, si la saison critique se situe entre le 15 juillet et le 15 août, Chiraz Belhaj a observé un allongement de celle-ci pouvant aller de la mi-mai à la mi-octobre. Une crainte confirmée par les experts du Groupe intergouvernemental d’experts sur l’évolution du Climat (GIEC), qui prévoient une augmentation mondiale des incendies extrêmes pouvant atteindre 14% à l’horizon de 2030, 30% d’ici à 2050 et 50% d’ici la fin du siècle.

Incendie d’un champ de céréales. Krib, 2020

Autre point soulevé par la géographe comme une menace majeure : le sirocco. « C’est un vent chaud et sec qui semble arriver de plus en plus tôt et de plus en plus fréquemment », explique-t-elle. « Notre étude a montré sans ambiguïté la corrélation entre la durée des évènements de sirocco et la durée de propagation des grands incendies et leur surface finale ». Ce dont nous avons été témoin à l’été 2021 serait un simple avant-goût de ce qui nous attend, une sorte d’aperçu de notre monde futur ?

 

Alertes précoces

 

Zouhair Ben Salem, sous-directeur à la Protection des Forêts relevant de la Direction Générale des Forêts (DGF), se veut rassurant : « en 2021, 72% des incendies ont été maîtrisés grâce à l’intervention rapide de la protection civile ». Selon le représentant de la DGF, il est possible d’agir en amont, grâce à la sensibilisation, et en aval, grâce aux alertes précoces et à la rapidité de l’intervention. En 2021, la protection civile a pu intervenir rapidement (moins de 15 minutes) dans 60% des incendies. Nabih Azizi se souvient d’une époque où il fallait attendre plus de 45 minutes pour voir les premiers camions citernes arriver : « dans tout le gouvernorat de Siliana, il y avait une seule unité de protection civile, il y en a désormais dans chaque délégation », se réjouit-il. Comment alors expliquer les 2916 hectares de surfaces brûlées dans le gouvernorat de Jendouba, ou les 2090 hectares de surfaces brûlées dans le gouvernorat du Kef ? « Certains sites incendiés sont inaccessibles, notamment lorsque les flammes arrivent des pays limitrophes ».

Incendie d’un champ de céréales. Krib, 2019

« Nous avons les moyens logistiques qu’il faut mais nous manquons de personnels et ces derniers ne sont pas suffisamment bien formés », reconnaît Zouhair Ben Salem. « Mais il y a aussi des sites incendiés inaccessibles, notamment lorsque les flammes arrivent des pays frontaliers, comme ce fut le cas avec l’Algérie en 2021 », poursuit-il. Pour Nabih Azizi, il est essentiel que les populations vivant dans la forêt ou à proximité soient elles-mêmes formées : « ce sont souvent les habitants qui lancent l’alerte, et parfois, avant même que la protection civile n’arrive, ils ont déjà éteint le feu ». Ahmed Jebali, membre de l’Association de Tourisme Ecologique d’El Krib a organisé plusieurs campagnes de prévention auprès des populations : « malheureusement, la prise de conscience est conjoncturelle… Nous savons par exemple que les citoyens font particulièrement attention pendant la moisson, mais une fois les récoltes terminées, il y a un laisser-aller ». Et d’ajouter : « les incivilités et les malveillances se sont multipliées ces dix dernières années, dans un contexte où l’Etat laisse faire et où les représentants de l’Etat eux-mêmes ne montrent pas l’exemple ».

 

Catastrophe écologique

 

Ahmed Jebali essaye tant bien que mal de sensibiliser les citoyens sur l’importance de la forêt dans notre écosystème et les conséquences des incendies : au-delà des sinistres, les feux de forêt sont une catastrophe pour la biodiversité et augmentent les niveaux de dioxyde de carbone dans l’atmosphère. En effet, les incendies ont un effet accélérateur sur le réchauffement climatique puisqu’ils accentuent l’effet de serre et favorise in fine de nouveaux feux dans une forêt déjà vulnérabilisée. « C’est un cercle vicieux », avertit Chiraz Belhaj qui alerte également de l’impact des incendies sur la qualité des sols avec des risques accrus d’érosion.

Incendie d’un champ de céréales. Eddokhania, Krib, 2018

En 1997, 1200 hectares ont été ravagés par les flammes à El Krib. Vingt-cinq ans plus tard, la nature semble avoir repris ses droits. « Les pins sont certes moins résistants que les chênes-lièges par exemple, mais les graines disséminées un peu partout, permettent une régénération naturelle », observe Nabih Azizi. Une maigre consolation lorsqu’on sait qu’il faut en moyenne 20 à 30 ans pour qu’une forêt se cicatrise. « Chaque bout de forêt grignoté est une catastrophe pour les générations à venir », s’inquiète Ahmed Jebali qui regrette le peu de considération accordé à ce milieu. Il tient à rappeler que les incendies menacent également les revenus de nombreux citoyens, déjà précarisés.

En effet, la population forestière est estimée à 1 million d’habitant, soit 10% de la population totale et 23% de la population rurale. Elle vit grâce à l’élevage, la valorisation de produits tels que le bois, le liège ou encore les huiles végétales, la carbonisation, la production de miel… Des ressources menacées par les incendies. « Ce n’est certes pas la seule cause, mais nous savons que les feux ont fait fuir de nombreux habitants », observe Ahmed Jebali qui redoute que ce phénomène s’intensifie dans les années à venir. Pour lui, freiner cette tendance est un défi colossal car les forêts sont à la fois des victimes et l’une des clés face au réchauffement climatique.