Le président de la République, Kais Saied, a révoqué, le 1er juin, 57 juges. Dans sa diatribe contre ces magistrats, le président de la République les a accusés de « crimes » allant de corruption et obstruction à la justice à ce qu’il a nommé de « corruption morale », de «harcèlement sexuel » et de « flagrant délit dans une affaire de mœurs ».

Manifestation de soutien aux magistrates. Palais de justice de Tunis, 8 juin 2022

Qualifiant sa décision d’« historique », Saied a jeté en pâture à la vindicte populaire une juge révoquée pour une affaire de mœurs. Son nom a fait le tour des réseaux sociaux. Pis : depuis quelques jours, un test vaginal effectué lors de l’instruction de son affaire par un médecin légiste, et mentionnant qu’elle « avait l’habitude d’avoir des rapports sexuels vaginaux », circule sur la toile. Cette campagne de lynchage visant la juge a entrainé un sursaut de la société civile contre la violation de la vie privée de la concernée et la pratique persistante des tests vaginaux ordonnée par la justice tunisienne. Si cette affaire a pris une importante ampleur médiatique, beaucoup sont passées tous les jours sous silence.

Les examens de la honte

L’examen vaginal est une procédure courante dans les affaires de viol mais aussi d’adultère, déclare l’avocate et militante féministe Bochra Bel Haj Hmida, à Nawaat.

Utilisé comme une forme de preuve, le test vaginal a été créé par la jurisprudence. C’est le juge d’instruction ou le procureur de la République qui l’ordonne pour instruire un dossier,

dénonce-t-elle.

Faisant partie du personnel médical réquisitionné pour le déroulement de l’examen vaginal, Sana (pseudonyme), infirmière, parle de ces tests comme étant « son lot quotidien ». Ils sont effectués dans les affaires de viol, d’adultère et parfois de prostitution.

Le médecin légiste examine si la concernée est habituée à avoir des relations sexuelles et la date du dernier rapport. La personne appelée à être examinée peut refuser de subir ce test mais on le note dans le rapport. Son refus sera utilisé comme une preuve à charge.

nous confie l’infirmière.

Ce qui explique pourquoi beaucoup finissent par accepter à se soumettre à l’examen. « L’affaire de cette juge a révélé que même celles qui connaissent le plus leurs droits finissent par capituler en consentant à subir un tel examen. Elles, aussi, n’échappent pas à la pression surtout quand elles sont face à un policier dans la salle du médecin légiste», déplore l’avocate.

Bochra Belhaj Hamida à la Manifestation de soutien aux magistrates. Palais de justice de Tunis, 8 juin 2022

La levée de boucliers provoquée par l’affaire de la magistrate rappelle celle suscitée auparavant par le test anal. Cet examen rectal est également ordonné par la justice comme un moyen de preuve dans les affaires d’homosexualité. Vilipendé par la société civile, cet examen perdure, regrette Bochra Bel Haj Hmida. Pourtant, l’Etat tunisien s’est engagé à cesser le recours à cette pratique en 2017.

Si ces examens médicaux sont légitimes pour prouver des cas de viols, ils n’ont aucune raison d’avoir lieu pour l’instruction d’autres affaires touchant à la vie intime des personnes,

plaide la militante.

En 2017, le Conseil national de l’ordre des médecins de Tunisie avait appelé les membres de la profession à arrêter de procéder à un examen anal ou génital en l’absence de consentement de la personne examinée. En outre, il avait souligné la nécessité de préserver la dignité des personnes.

Portée politique de l’intime

L’affaire de la magistrate révèle la persistance de ces pratiques. Mais « cette fois-ci, l’onde de choc est telle que les magistrats sont devenus eux-mêmes conscients de la gravité de ces tests qu’ils ordonnaient. Ça se retourne contre eux. Personne n’échappe à cette ignominie », souligne l’avocate.

La nouveauté, d’après Bochra Bel Haj Hmida, est aussi que le président de la République lui-même évoque l’adultère comme un motif de révocation d’une juge. « C’est un précédent d’une grande dangerosité », assène-t-elle. Elle fait savoir qu’elles sont en vérité trois juges révoquées pour des affaires de mœurs. Les trois femmes sont « dans un état dramatique », confie-t-elle. L’Association tunisienne des femmes démocrates (ATFD) examine avec elles les moyens de les protéger, a indiqué la militante féministe.

Manifestation de soutien aux magistrates. Palais de justice de Tunis, 8 juin 2022

Lors d’une conférence de presse tenue au siège du Syndicat national des journalistes tunisiens (SNJT), la présidente de l’ATFD, Neila Zoghlami, a dénoncé « une troisième République qui se bâtit au détriment de l’honneur des femmes ». La présidente de l’ATFD a rappelé que souiller la réputation des femmes est un procédé ayant toujours servi dans les bras de fer politiques.

Même quand on veut s’attaquer à un homme politique, on commence par salir l’honneur des femmes qui l’entourent : sa femme, sa fille, sa mère. C’est toujours elles qui payent le prix dans une société profondément patriarcale,

s’est indignée Neila Zoghlami.

L’usage des affaires de mœurs pour liquider des opposants politiques ne date pas du règne de Kais Saied. «C’est même une arme universelle comme le dénote l’emblématique affaire de Bill Clinton », constate Fathi Ben Haj Yahia, figure de gauche, opposant à Ben Ali et prisonnier politique sous Bourguiba.

Il relate l’instrumentalisation par le régime de Ben Ali de la vie privée des opposants politiques pour faire pression sur eux. « Des photos d’ordre intime ont été utilisées pour faire du chantage sur bon nombre d’entre eux », raconte l’auteur de « La Gamelle et le Couffin » (Mots passants, 2010). Parmi les politiciens visés par des photos d’ordre sexuel sous le régime de Ben Ali, la liste est longue. Abdelfattah Mourou, Ali Larayedh et Sihem Ben Sedrine, pour ne citer que les cas les plus connus.

Manifestation de soutien aux magistrates. Palais de justice de Tunis, 8 juin 2022

S’attaquer à la réputation des opposants était un procédé qui concernait aussi bien les hommes que les femmes politiques. « Reste que ces dernières en souffraient le plus dans une société plus tolérante avec les hommes lorsqu’il s’agit de rapports sexuels hors mariage », souligne Ben Haj Yahia.

Des journaux de caniveau étaient chargés sous l’ancien régime de relayer la supposée implication des opposants dans des affaires de mœurs. Mais ce sale boulot n’était pas l’apanage d’une certaine presse. Les policiers prenaient leur part dans ces campagnes. Bochra Bel Haj Hmida s’est rappelée le jour de l’arrestation de la militante Souhyr Belhassen par la police de Ben Ali à l’aéroport, où elle été traitée de « traitresse » et de « putain ». A l’époque,  l’ATFD  avait publié un communiqué de soutien  clamant qu’elles étaient « toutes des traitresses et des putes ». Ces attaques visant les opposants n’étaient pas connues du grand public. Elles étaient cantonnées dans la minuscule sphère militante. Avec les réseaux sociaux, « elles prennent une tournure plus pernicieuse », relève la militante féministe. « Ces femmes sont désormais connues de tous et peuvent faire l’objet de diverses menaces. Et c’est le président de la République qui a officiellement et publiquement permis cela », dénonce-t-elle.

Une inquiétude partagée par Fathi Ben Haj Yahia qui s’interroge quant aux rapports du président de la République avec les policiers dans le montage de ces dossiers : « on ne sait pas si c’est lui qui s’appuie sur les renseignements policiers ou si il en est l’otage ». En tout état de cause, ce sont des hommes et notamment des femmes qui en payent le prix fort, trainant à jamais le poids des conséquences de telles affaires sur leur vie privée et publique.