Par quelle grâce, encore maintenue dans sa relative pénombre, une main en vient-elle à arracher aux ténèbres quelques grains de lumière ? Ce qui pourrait passer ici pour un étrange lever de rideau hors-scène, sans dialogue, dit tout d’un dernier acte aux avant-postes du drame. Et si l’on croit observer une plongée hantée, ce sont des gestes qui s’y révèlent en temps de déréliction. C’est toute la beauté de Nous le savions qu’elles étaient belles les îles de Younès Ben Slimane : sans autre bruit que le vent, ponctué par le crépitement du feu et le frottement d’une pelle contre la terre sèche, acclimatés à un cimetière improvisé, on y devine les contours d’une élégie dont chaque prise est un tableau en clair-obscur. Séduisant par cette ascèse qui ferait taire le pathos lié au drame de la migration, ce documentaire à peine secondé de fiction travaille de fait en basses lumières et affirme quelques traits que sa mise en scène nocturne s’emploie à rendre décidés.

Que la figure du migrant, en bien des points hors-cadre, réinvestisse ici le cadre n’est certes pas nouveau. En revanche, là où l’horizon se fait funèbre, qu’en est-il de ces fantômes sauvés des eaux ? Ce qui frappe ici, c’est qu’une poésie tient le cinéaste de l’intérieur et lui fait inventer des possibilités d’îles imaginaires. La proposition qu’avance Ben Slimane porte en effet le regard bien au-delà de ce que martèle souvent la rhétorique médiatique des actualités. S’il lui fait trouver un titre à l’avenant, le poète n’en reste pas moins au deuil accablé du drame. Et quand la fiction s’en empare, elle ne cède en rien sur la proximité d’une main tendue vers l’autre. Entre ses noirs impénétrables et la percée de ses éléments naturels, la proposition réinvente d’autres foyers en rallumant des feux en contre-jour, pour les découper sur des plans ivres de refuge. C’est en misant sur les possibles du réel que ce second court-métrage de Ben Slimane redresserait quelque chose de l’imaginaire migratoire sans pour autant en déserter le territoire. Mais que pourra-t-il ne pas montrer qui ne hâte la disparition  de quelques moments ?

En fait, Nous le savions qu’elles étaient belles les îles ne se contente pas de ce que lui offre sa caméra nyctalope. C’est qu’un autre geste se trouve à l’origine de ce geste : celui qu’engage l’ancien pêcheur Chamseddine Marzoug, dont la silhouette solitaire creuse quelques tombes en pleine nuit. Originaire de Zarzis, il est connu depuis des années pour donner sépulture aux migrants subsahariens morts au large, afin qu’un jour il soit possible de les identifier. Entre les vestiges enfoncées ici et là et les reliefs qui s’y chevauchent, les tombes jonchent le sol au point qu’elles s’en distinguent à peine. Tout le film est suspendu à la manière dont la caméra maintient ces corps clandestins entre deux réalités. D’une séquence à l’autre, elle renverse la violence pour conjurer une terrible réalité qui ne dirait pas son nom, comme le fait une main qui veille sur un monde qui se meurt, qu’elle creuse un sol de sable et de pierres, ou caresse un visage presque en sommeil.

En quelques séquences, toutes coulées dans cet écrin nocturne comme on coule du bronze, le film emprunte en effet à ces corps inconnus deux directions simultanées : pour voir ce qui reste de leurs périples, tout en prolongeant la nuit de quelques pas, Ben Slimane dispose des gestes et des traces : des états de corps et des états de chose. Parmi les traces éparses collectées de leur passage furtif, comme des petits cailloux laissés derrière soi, la tête d’une vieille poupée, un peigne ou un rouge à lèvres donnent les indices visibles de ceux, invisibles, que la mer a fini par rejeter sur le rivage. Symptômes d’une crise, d’une tragédie qui laisse par là les fictions ronger une matière documentaire coupée dans le fil de la nuit. Peut-être est-ce rien pour un œil indifférent, mais ces reliques et leur langage silencieux creusent les absences en mer ou dans le désert. Les obsessions qui y ont la scansion de fragiles gestes d’attention qui, chacun à sa manière, mettent notre regard au défi de ne pas quitter la nuit enclose sur un reflux des quatre éléments.

Mais c’est à peine si cette nuit souterraine nous jette dans un réalisme de la mise en scène. Si le travail de Ben Slimane a, depuis 2016, élu domicile entre ciel et terre, c’est encore sous le signe d’espaces improbables qu’il nous invite ici à imaginer les chimères qui en naissent. Et de fait, nous ne sommes pas devant un pur contenu. Car, avec le regard, c’est l’ouïe qui est sollicitée sans rien discriminer de la stridence du vent qui tapisse l’espace et attise les flammes. En laissant le crépitement caresser le silence, et confiant à l’oreille le sens d’une longue nuit, Ben Slimane affectionne ces plans à la beauté hypnotique qu’on peine à décrire. Ce qu’il y consigne, c’est tout ce qu’il y a de traces qui maintiennent les souvenirs en éveil. Entre la présence des corps impavides et les silhouettes distantes, en leurs rapports épurés de toute psychologie, Nous le savions qu’elles étaient belles les îles ose le pari d’une esthétique mélancolique. Il confie aux éléments le soin de balayer les poussières signifiantes en alliant la rigueur à la distanciation de la forme.

Quoiqu’en dehors de cette distanciation, dont Ben Slimane emprunte l’élan à un poème de Georges Séféris qui donne son titre au film, le décrochage ne dise pas grand-chose, il ne nous interpelle pas moins ici sur les mariages troublants du documentaire et de la fiction. Partir, à la recherche d’une île possible, voilà ce à quoi rêvent ceux qui prennent le large à leurs risques et périls, sur des radeaux de fortune, et dont le sort est le plus souvent connu d’avance. La distance que le court-métrage apporte dans sa proximité est celle d’un réel qui admet la part des rêves déchus, non moins éclairés après-coup par les étoiles et les lampes frontales des fossoyeurs solitaires. Nous le savions qu’elles étaient belles les îles propose, au risque du songe, le clame envers de ces rêves nocturnes. Qu’on y séjourne un moment et déjà on passe de l’autre côté, selon une « brûlure » qui n’est pas sans rendre l’image à l’épaisseur de la métaphore. Vivement qu’une telle brûlure fasse bientôt se lever, pour Younès Ben Slimane, d’autres spectres du possible.