Le statut des établissements publics à caractère scientifique et technique est défini par la loi 2008-19 du 25 février 2008, relative à l’enseignement supérieur et précisé par le décret n° 2008-416 du 11 février 2008, fixant l’organisation administrative, financière et scientifique des établissements publics de recherche scientifique et les modalités de leur fonctionnement. Contrairement aux universités à caractère administratif, les EPST sont régis par la législation commerciale. Ils peuvent assurer par voie de convention, des prestations de service payantes et exploiter les résultats des recherches réalisées. En outre, ils peuvent exploiter les brevets et des éléments de la propriété intellectuelle. S’ils continuent à percevoir des dotations de l’Etat, leur financement s’apparente à celui d’une entreprise commerciale avec une réinjection de bénéfices, des réserves, des crédits à la consommation ou à l’investissement et des subventions publiques ou privées. Ce changement est majeur car la vocation de service public, potentiellement déficitaire, disparaît au profit d’une logique commerciale.
Appui des bailleurs
Cette réforme a été encouragée par les bailleurs de fonds de la Tunisie. C’est notamment le cas de la Banque mondiale qui a accordé au pays un prêt de 70 millions de dollars en 2016 pour réformer l’enseignement supérieur et améliorer les débouchés professionnels des diplômés. Dans l’accord-cadre du crédit, l’institution de Bretton-Woods prône le renforcement de « l’autonomie et l’amélioration du pilotage des universités » en soutenant notamment « les mesures législatives permettant aux universités d’accéder au statut d’EPST ».
Si l’Université virtuelle de Tunis a été la première institution tunisienne à devenir un EPST en vertu d’un décret datant de décembre 2015 et entré en vigueur en 2019, la décision du 15 janvier 2021 est autrement plus importante par le nombre d’établissements concernés. Il s’agit donc clairement pour les autorités d’accélérer la mise en œuvre de cette réforme en la déployant dans des établissements assurant des formations initiales.
Contestation syndicale
Côté syndical, l’enthousiasme est plus tempéré. Pour Zied Ben Amor, porte-parole d’IJABA, syndicat indépendant des enseignants universitaires, revendiquant quelque 5000 adhérents sur les 9000 enseignants, cette réforme est prématurée et potentiellement dangereuse. Contacté par Nawaat, il déplore l’opacité et le manque de concertation de l’autorité de tutelle, faisant remarquer que le communiqué du ministère n’était pas signé. Et le syndicaliste de rappeler la baisse continue des moyens accordés à l’enseignement supérieur et à la recherche, passés de 7% du budget de l’Etat en 2008 à moins de 3% actuellement.
Ben Amor se montre très critique vis-à-vis de l’autonomisation financière des universités. Selon le syndicaliste, ce serait un pas de plus vers le désengagement de l’Etat. Dans un contexte de difficultés financières, celui-ci pourrait prendre pour prétexte le caractère commercial des EPST pour baisser les dotations qui leur sont versées. Par ailleurs, ce serait un pas de plus vers la marchandisation de l’enseignement public qui est censé être gratuit. Une crainte partagée par Wahbi Jomaa, professeur des Universités en génie mécanique et énergétique à Bordeaux, par ailleurs ancien président du conseil national d’Ettakattol.
Déboires de l’expérience française
En France, où le statut d’EPST existe depuis 1982, la loi liberté et responsabilité des universités, votée en 2007 sous la présidence de Sarkozy, dote tous les établissements universitaires de l’autonomie financière. Depuis, le principe de responsabilité a souvent été opposé aux universités pour justifier un gel ou une baisse des dotations de l’Etat, note Jomaa. Pourtant, du fait de l’inflation et de l’évolution des carrières, les dépenses de fonctionnement croissent naturellement tous les ans. Cela contraint les directeurs d’établissements à faire des arbitrages en matière de recrutement ou de non-remplacement des effectifs partis à la retraite. L’enseignant-chercheur franco-tunisien indique que cette logique financière a transformé la philosophie du pilotage des ressources humaines. Ainsi, avant la réforme, un président d’université valorisait les promotions obtenues par ses cadres, y voyant une preuve de compétence. Aujourd’hui, il y voit avant tout une masse salariale supplémentaire à financer.
Et cette vision comptable peut se traduire soit par une diminution des ressources humaines ou matérielles soit par une augmentation des frais de scolarité. Car si la loi aussi bien en France qu’en Tunisie stipule que l’enseignement supérieur est gratuit, des frais d’inscription, aujourd’hui modiques, sont exigés à chaque rentrée. En France, après avoir substantiellement augmenté ces frais pour les étudiants étrangers extra-européens, le président Macron a suggéré de le faire pour les Français avant de rétropédaler face à la fronde. Dans l’état actuel du droit, une augmentation substantielle des frais d’inscription est inenvisageable. En revanche, le prêt de la Banque mondiale déjà cité exige de l’Etat tunisien «une révision de la législation, dont la loi de 2008 sur l’enseignement supérieur, y compris vis-à-vis du statut d’EPST des universités et des autres aspects de la transition vers un statut plus autonome des institutions». Le conseil ministériel du 3 mars 2022 a validé un décret présidentiel amendant et complétant le décret d’application de la loi de 2008. Au moment où nous écrivons ces lignes, le texte n’est toujours pas publié au JORT.
Creuser les inégalités ?
Les deux enseignants interviewés craignent que la rentabilité ne se fasse au détriment de la stratégie de l’Etat en matière de politique de recherche. Une stratégie que Wahbi Jomaa juge actuellement inexistante. Zied Ben Amor pense que la rentabilité peut conduire à des situations aberrantes comme l’investissement d’un EPST dans la recherche d’une technologie polluante au moment où les autorités optent pour des énergies plus propres.