Il est 18:30, Place de la République, plus connue sous le nom «Passage», au centre de Tunis, et il pleut des cordes. Des passants guettent les taxis, qui sont déjà nombreux à avoir ôté leurs plaques. Un taximan freine son véhicule à la hauteur d’un piéton qui agitait sa main sur le trottoir. S’ensuit un court dialogue. Le chauffeur redémarre sec. La destination du client ne lui a apparemment pas convenu. Aux heures de pointe, la quête d’un taxi fait figure de parcours du combattant.

Un groupe de chauffeurs croquaient des glibettes, quand nous sommes passés à leurs côtés. L’un d’entre eux nous a gentiment lancé: «Vous cherchez un taxi ?». Après un moment d’hésitation, nous lui avons indiqué notre destination : le Bardo. Le chauffeur s’est excusé. Sur un ton ironique, nous lui avons proposé un autre plan : «Que penses-tu de la Marsa ou de la Goulette» ? Il a esquissé un large sourire et lâché «Oui, pourquoi pas ? C’est notre direction préférée». Généralement, les taxis stationnés au Passage ont une destination fixée d’avance : La banlieue nord de Tunis, aux dires du chauffeur. Et tant pis pour les autres.

Taxis en chiffres

«Nous ne sommes pas en mesure de déterminer le nombre de taxis qui circulent sur le Grand Tunis. L’autorité de tutelle ne divulgue pas l’information», nous confie Mohamed Bouslahi, secrétaire général du syndicat des taxis individuels du Grand Tunis, relevant de la Confédération des Entreprises Citoyennes de Tunisie (CONECT). Mais la directrice du service économique et de l’investissement auprès du gouvernorat de Tunis, Olfa Ballouchi, affirme que le nombre total des taxis individuels sur le grand Tunis est estimé à 17 mille. Quant au gouvernorat de Tunis, il compte 9074 taxis selon le dernier recensement de 2018.

Le tarif de base du taxi individuel est passé de 500 millimes en 2018 à 540 millimes en 2020. Désormais, le temps d’attente est facturé à 40 millimes pour 18 secondes contre 22 secondes précédemment. En outre, la distance d’augmentation automatique est passée de 86 mètres à 79 mètres. «Contrairement à d’autres pays, le tarif du taxi individuel est très bas. Il faut le revoir parallèlement à la hausse des prix du carburant. Les conditions de vie deviennent de plus en plus difficiles», ajoute le secrétaire général du syndicat des taxis. A cet égard, il revendique la création d’un comité national du transport, sous la tutelle du ministère du Transport, pour réguler ce secteur connaissant d’après lui «de nombreux problèmes».

Pour remédier à la baisse des revenus des taxis individuels, certains chauffeurs ont opté pour des solutions jugées beaucoup plus rentables, via des applications mobiles du type Bolt, In Driver, Yassir, et autres.

Rush sur les applications mobiles

«Il faut juste avoir un permis de conducteur de taxi pour bénéficier de l’application», nous explique Mohamed, taximan. Le tarif de la course normale est très bas par rapport à d’autres pays, déplore-t-il, notant que même les applications mobiles ne sont pas très rentables.

«De toute façon, Bolt retient 15% de chaque course. Si le tarif total est estimé à 10 dinars, on n’en touche que 8,500 dinars», ajoute Mohamed. «L’usage des applications est inévitable. Mais l’autorité de tutelle ne veut pas réguler le secteur», souligne le secrétaire général du syndicat des taxis.

De son côté, Olfa Ballouchi du gouvernorat de Tunis assure à Nawaat que l’adoption des applications mobiles est incontournable. «Il faut préparer le cadre légal des applications de services de transport, vu que le monde est interconnecté», déclare-t-elle. Or à ce jour, «les initiatives de ce type ne sont pas développées en coordination avec le gouvernorat», note la responsable. De son côté, le représentant du syndicat relève que «les autorisations sont délivrées par l’Etat, mais ces applications travaillent sans aucun cadre légal», signale-t-il.

Les applications mobiles permettent aux utilisateurs de choisir leur destination, et de prendre connaissance du prix de la course comme des chauffeurs disponibles. Nous avons essayé de contacter certains représentants des solutions mobiles de transport en Tunisie, mais seul Bolt était joignable. «Les conducteurs particuliers ne peuvent pas s’inscrire à l’application Bolt. Seuls les chauffeurs de taxis peuvent en bénéficier. Il faut fournir le permis de conduire de la catégorie taxi, le B3, et d’autres données personnelles, pour qu’on puisse s’assurer de l’identité du chauffeur», nous confie Khaled Hmani, directeur marketing et communication de Bolt. Cependant, il s’est abstenu de nous indiquer le nombre de chauffeurs inscrits dans cette application. «C’est strictement confidentiel», affirme-t-il.

Question tarification, Khaled Hmani explique que le compteur du taxi reste la référence. «Nous suivons la trajectoire du taxi avec Google Maps, mais nous n’avons pas le droit de créer un compteur Bolt. Le prix de la course est calculé à partir du compteur du taxi». Cependant, il faut tenir compte de plusieurs paramètres dans la comptabilisation du coût de la course, dont l’heure, la direction et les conditions météorologiques. Pendant les heures de pointe, notamment après les horaires de travail, tout le monde cherche des taxis libres, et c’est là où le taxi Bolt s’impose. « Il faut se conformer à la règle du marché, basé sur l’offre et la demande. Lorsque la demande est abondante et l’offre est rare, le tarif augmente selon la disponibilité des taxis», précise le directeur de communication de Bolt. Il n’y a donc pas de tarif standard pour l’application.

Une démarche critiquée par I Watch. L’organisation a même récemment poursuivi en justice la société Bolt Technology suite aux doléances formulées par plusieurs citoyens. L’appli mobile est accusée d’une violation des dispositions de Loi 2000-83 relative aux échanges et au commerce électroniques.

Cependant, nombreux sont les clients qui y trouvent leur compte, surtout face à la médiocrité de l’offre des transports publics. «Je prends un taxi Bolt principalement le soir. J’habite en banlieue sud et j’utilise Bolt pour me rendre en banlieue nord», nous confie Salma, 28 ans, à la recherche d’un emploi. Et de poursuivre : «Cela me coûte 4 dinars de plus. La course en taxi individuel varie entre 12 et 14 dinars, et avec Bolt ça passe à 18 dinars. Mais j’ai l’impression que c’est plus sûr que de chercher un taxi habituel. Les histoires d’enlèvement me font particulièrement peur». Salma reste préoccupée par la sécurité, lors de ses déplacements nocturnes.

Idem pour Rabeb, 34 ans, journaliste, qui refuse de prendre un moyen de transport en commun, et préfère le taxi pour garantir «confort et sécurité». «La situation des métros ne cesse de se dégrader depuis environ deux ans. Pour éviter le harcèlement sexuel, il vaut mieux prendre un taxi».

Régulation institutionnelle

Le secteur des taxis individuels était régi par la circulaire n°40 de l’année 2015 fixant les modalités d’obtention des permis de conduire de la catégorie de taxi. Dans ce cadre, un comité était chargé de l’examen des demandes d’obtention d’autorisation de taxi individuel. Ce comité comportait des représentants du gouvernorat, de la direction régional du transport, de la CNSS et de l’UTICA. « Cette circulaire a été remplacée par une autre, la 201, qui a élargi la composition du comité, qui compte désormais les représentants des professionnels du métier et toute personne dont le gouverneur juge la présence utile. Mais cette circulaire a été à son tour suspendue en septembre 2021 par le ministère des Transports», nous explique Olfa Ballouchi. Et de rebondir : «en réalité, nous faisons face à un conflit de compétences entre les syndicats représentant les taxis individuels et l’UTICA. Mais il n’y a pas vraiment de problèmes majeurs au niveau de la régulation du secteur».

Mais les tiraillements sont persistants. Dans une note interne adressée au ministère des Transports dont on a reçu une copie, le syndicat des taxis individuels exige la représentation des organes relevant de la CONECT, pour mettre fin au monopole de l’UTICA dans la représentation des professionnels du métier.

Manifestement, dans la sphère des taxis, les applications mobiles gagnent du terrain. Reste à garantir l’intérêt des utilisateurs, dans un contexte marqué par la dégradation accélérée des transports publics. A moins que l’Etat continue de laisser faire, et de laisser passer.