Une boîte noire est, par définition, la représentation d’un système sans considérer son fonctionnement interne qui est soit inaccessible soit omis délibérément. Cet article a pour but de toucher à la boîte noire de la médecine en Tunisie, d’en retirer sa sacralité vénérée et de mettre en lumière un angle sombre de sa pratique quotidienne.
Il existe deux niveaux de médecins en Tunisie. Les ‘seniors’[1], la strate au pouvoir possédant l’arme de soumission, et les jeunes médecins, la strate soumise qui doit vendre sa loyauté et sa subordination pour subsister[2].
Cette stratification génère un environnement de travail calamiteux pour les jeunes médecins, se répercutant de ce fait sur leur bien-être physique et mental. Les jeunes médecins, qui sont censés soulager les souffrances des malades, se noient eux-mêmes dans des souffrances continues qu’on ne cesse de sous-estimer.
Ce qui va être déballé par la suite est un consensus implicite porté presque par tous les jeunes médecins. Mais d’aucuns rechignent à déballer publiquement le constat, pour des raisons qu’on va examiner ensemble.
Un Mai 68 traîné ?
Mai 68 est d’abord un mouvement français de révolte estudiantine sans précédent, né du malaise latent au sein de l’université française (critique de l’enseignement traditionnel, menaces de sélection, etc..). Un soulèvement qui s’est révélé tout à fait spécifique avec un aspect national particulièrement spectaculaire, surtout que la révolte étudiante y a débouché sur des grèves et une crise sociale généralisée, mettant en péril les sommets de l’État.
Par son triple aspect – universitaire, social et politique – l’explosion de Mai 68 a profondément ébranlé la société française par une remise en cause globale de ses valeurs ‘traditionnelles’, et a été le révélateur d’une crise de civilisation. Cette incroyable libération de la parole, ce bouillonnement social inattendu ont pris des allures de révolution.
Je ne dirai pas que la situation est vraiment similaire en Tunisie, mais on en voit du moins actuellement les signes. Plusieurs accusations du système éducatif, aussi bien primaire, secondaire et surtout universitaire, se sont fait entendre d’ici et de là. Un système où toute l’intelligentsia a convenu de son insuffisance et de son archaïsme. Un enseignement dont le fond est dépassé et la forme est à la limite dérisoire.
Il est bel et bien passionnant de s’étaler sur les fondements d’un nouvel ordre éducatif où on forme des élèves imprégnés des valeurs de la citoyenneté et du bien commun, des étudiants où l’esprit critique et le raisonnement émancipé de tout contretemps sont la priorité, des jeunes qui sont à la page du développement ayant lieu sous d’autres cieux, chose qui a longtemps été insaisissable, invisible. Mais, par le biais de cet essai, ce sont les cloisons et les obstacles rencontrés par les jeunes médecins durant leurs parcours qu’on va mettre sous la loupe.
Relation transcendante ?
Je suis presque certain que la relation entre médecins jeunes et matures n’est que le fruit d’une doctrine, une idéologie quelque part, que je vais m’amuser à nommer ‘seniorisme’. Ses adeptes seront nommés alors -pour être conforme avec mes prédécesseurs- des ‘seniorites’. Et comme toute idéologie, elle porte en elle une certitude et une conviction qu’on ne questionne que rarement.
Le suffixe ‘ite’ ajouté après un organe particulier en médecine invoque l’inflammation de cette partie du corps. À titre d’exemple, une pancréatite est un inflammation du pancréas, une vascularite est une inflammation des vaisseaux sanguins, une méningite est une inflammation des méninges, etc..
D’ailleurs ce n’est guère une innovation. Les générations qui m’ont précédé ont inventé le terme ‘résidanite’ pour accuser les attitudes élevées de certains collègues vis-à-vis de ceux qui sont moins gradés qu’eux, à savoir internes et externes.
En effet, il y a une relation darwiniste entre ces deux termes (résidanite et seniorite), c’est-à-dire, l’une précède l’autre ou pour être plus doctrinaire, l’une est l’évolution inéluctable de l’autre. C’est tout comme le socialisme et le communisme, ou – pour faire plaisir aux orthodoxes – comme le capitalisme et le socialisme.
Et d’ailleurs, en parlant de doctrine, une ressemblance substantielle existe entre le capitalisme dans la pensée de Marx et le ‘seniorisme’.
Ressemblance saugrenue ?
Oui, aussi étrange qu’elle s’affiche, elle est bel et bien là.
L’élément central du marxisme, pour n’en prendre qu’un résumé non exhaustif, réside dans l’idée que les moyens de production sont contrôlés par la classe dominante (bourgeoisie dans le cas du capitalisme, aristocratie dans le cas du féodalisme). Selon cette idéologie, les classes dominantes contrôlent le pouvoir politique et l’utilisent pour mieux exploiter les masses populaires et s’assurer de leur soumission.
Marx, et avec lui Friedrich Engels, qu’on n’hésite d’ailleurs pas à absoudre, ont commencé leur théorie par le fameux manifeste du parti communiste, sur lequel on trouve dans la toute première ligne :’L’histoire de toute société jusqu’à nos jours est l’histoire de la lutte des classes’. Si j’essaie de m’accaparer de cette phrase pour l’accommoder à notre réalité, elle devient sans trop en abuser : ’l’histoire de la corporation médicale jusqu’à nos jours est l’histoire de la lutte des strates’. Ici je dois expliquer deux termes pour ôter toute confusion. Le premier est ‘corporation médicale’. Je veux bien disserter par ce terme sur l’ensemble de médecins, jeunes ou non. Un ensemble harmonisé par son appartenance à la même filière d’étude/professionnelle mais désunis par ses ‘strates’, qui serait le deuxième terme qu’on va éclaircir.
La strate est le titre que possède un médecin. Et en médecine, on trouve deux grandes familles : jeunes médecins et seniors. A l’intérieur de chacune, on trouve tout de même des sous-strates avec des privilèges proportionnels que je préfère ne pas trop étaler ici. La différence, l’orpheline, entre les deux est le nombre d’années après le résidanat. Cette stratification, bien que des fois banalisée, est d’une importance capitale au point qu’elle trace le vécu et l’avenir des jeunes médecins.
En effet, on distingue les séniors, la strate dominante qui possède l’arme de soumission, la totipotente, la terrorisante, qui n’est autre que la fameuse ‘validation de stage’. Cette arme, par sa simple conversion grammaticale à la négation, pourrait électrifier le petit jeune médecin. Elle procure aux seniors la possibilité de faire travailler les jeunes médecins à leur profit, confort, aise et bien-être sans crainte de combativité ou même de désobéissance.
De l’autre côté, on a les jeunes médecins qui, dépourvus bien entendu de l’arme totipotente, sont contraints à vendre leur force de travail. Pas que ça, mais aussi, leur allégeance et obéissance afin subsister, survivre ‘en paix’ et être formés.
Symptômes d’exploitation ?
Quand des jeunes médecins se retrouvent seuls à gérer une garde frénétique avec des dizaines de nouveaux patients, et sans pouvoir disposer du smig humain de 15 minutes de sommeil. C’est de l’exploitation.
Quand les jeunes médecins croisent les bras au staff pour attendre un senior qui ne se présente que quand bon lui semble, une demi-heure, une heure en retard, peu importe. C’est aussi de l’exploitation. Dans le seniorisme, le facteur temps de la strate inférieure est accessoire, secondaire, d’aucune importance.
En parlant de staff, je trouve ici opportun de rappeler une transfiguration fascinante, qui n’est guère exceptionnelle, c’est quand ce dernier se transforme d’une réunion médicale scientifique en une séance de français où on sanctionne les fautes d’orthographe et de conjugaison. ‘Parce qu’un médecin qui manipule mal son français n’est pas un bon médecin’.
Aussi, quand l’accès au bloc opératoire et la formation seraient l’apanage des fidèles et des adeptes, c’est de l’exploitation.
Quand l’activité privée complémentaire engloutit toute présence dans le service qui se trouve régi dans tous les détails de son ensemble par les jeunes médecins, c’est de l’exploitation.
Quand on ôte le repos post-garde aux jeunes médecins, c’est de l’exploitation.
Quand on ne veut pas se casser la tête avec le cadre paramédical et on se résout à attribuer toutes les tâches misérables aux jeunes médecins, c’est de l’exploitation.
Les exemples ne manquent malheureusement pas !
Connaissez-vous le cas Bilal ?
Vous connaissez tous Bilel Ibn Rabah, le compagnon du prophète, qui était connu pour sa belle voix avec laquelle il appelait les gens à leurs prières. Bilal était esclave avant sa conversion à l’Islam. Et c’est sur cette particularité -esclave- que s’appuient certains seniors pour appeler les nouveaux résidents du service.
Ceci a eu lieu dans un service dans l’hôpital public Wassila Bourguiba, aux environs de la Rabta. Notre collègue, que je nommerai ici Aymen, était l’une des victimes. Une de plus qu’on avait surnommé Bilal abusivement. En fait, cela importe peu si tu es homme ou femme, noir ou blanc, riche ou pauvre, il suffit d’être un résident en première année, assoiffé d’apprendre et d’assimiler ta nouvelle spécialité que tu vas exercer le restant de ta vie, pour être étiqueté ‘Bilal’, ou pour le dire explicitement, le nouvel esclave du service. Exception faite des filles et fils des confrères bien-sûr.
Aymen raconte :’ Un de mes jours de bloc, au beau milieu d’une opération d’exérèse d’une tumeur (opération importante), un senior m’appelait sur un ton caustique pour me convoquer à son bureau. J’enlève le stérile et je monte rapidement. J’arrive à son bureau, alarmé, je claque la porte et j’entre. Je le trouve en train de parler avec un ami. En me voyant, il ne m’a pas salué, se contentant de mettre sa main dans sa poche pour sortir son portefeuille. Il a jeté un billet de 20dt sur la table en répliquant :”Bilal, vas à Plan B et apporte nous 2 sandwichs pour moi et mon ami”.’ Aymen abasourdi, n’a pas su comment réagir, lui qui avait étudié 6 ans après le bac, réussi un concours mortel, avait à peine parvenu à rassembler sa tentation et son envie à la vie, a dû rater une opération importante pour sa formation de chirurgien, pour finalement être averti que c’était seulement et uniquement pour assouvir un désir égocentrique d’un cas orthodoxe de séniorite.
Aveuglement ou attachement aux valeurs ?
Des hérétiques dans le seniorisme? On en trouve certes, comme dans n’importe quelle idéologie, mais, malheureusement, pas autant que les orthodoxes. Mais avant de porter le jugement final, place à une définition exhaustive des principaux piliers du seniorisme.
Un senioritestade 4 est un médecin[3] qui, tout d’abord, méprise le jeune médecin. Considère que tout ce qu’il fait ou dit est faux jusqu’à preuve du contraire. Même quand c’est inéluctablement vrai, il le taquine pour des nuances.
Deuxième axe, le senioriteest une personne qui a trop souffert avant de s’élever à la strate au pouvoir, c’est-à-dire, quand il était jeune médecin. Cette souffrance physico-morale se traduit en un affaissement moral, pouvant atteindre la dépression. Et ici il y a deux issues. La première est celle qui mène à la dissidence. Celle où le jeune médecin aperçoit la contradiction du seniorisme, doute de son bienfondé, le critique et fait en sorte qu’il y mette fin. La deuxième, qui mène à l’aveuglement, est celle qui transforme cet état d’écroulement psychique en une indignation et un sentiment incontrôlable de devoir de compensation. Cette compensation n’aura certainement pas pour cible les membres des sous-strates d’en haut.
Troisième axe, le senioriteest un illettré pédagogique. Il fait tout son possible pour te faire sentir que tu es un idiot et que lui, quand il était jeune médecin, on lui surnommait Avicenne ou, pour que la génération Z tienne le fil, Didier Raoult. Quand il essayait de faire une présentation, l’écriture débordait de la diapositive tellement c’est bourré. Ne parlons pas du langage corporel.
Quatrième axe, l’apathie vis-à-vis de la strate dominée. Le senioriteétouffe sans pitié les membres de la strate inférieure par des missions innombrables. Des missions qui ont pour fin de rattraper un surtemps induit par la bureaucratie administrative. La récupération des bilans, l’écriture manuelle d’un dossier (pour finalement l’émietter et le jeter par terre parce que le dossier n’était pas bien rédigé, comme si, en tant qu’enseignant, il n’avait aucune implication la dedans), des fois des kilomètres de déplacement pour avoir un avis, le transport d’un malade pour un examen complémentaire.. Ce sont toutes des tâches qui résultent d’un dysfonctionnement du système mais que seuls les jeunes médecinspayent.
Cinquième axe, les seniorites n’ont rien à voir avec la culture générale. La doctrine leur organise un enkystement collectif, qui augmente de taille certes, mais qui ne déborde jamais. La médecine, et plus spécifiquement leurs spécialités, est leur unique centre d’intérêt. Ce constat est confirmé par une expérience très éloquente qui dépouille l’étroitesse du champ de vision. C’est quand un jeune médecin demande une autorisation, de façon officielle, pour accéder à un engagement important qui n’a rien à voir avec les études médicales. Là deux réponses théoriques peuvent être émises. La première est une félicitation du choix de polyvalence qu’a fait le jeune médecin et un encouragement particulier à ne pas limiter ses ambitions et ses champs de réflexion. La deuxième, que préfèrent les seniorites, est un ‘non’ sadique embelli par un regard satirique, le tout bien évidemment sans justification. En fait, la justification a été toujours là. C’est dû au fait que cette autorisation est strictement prohibée par la doctrine. Une ligne rouge. C’est comme demander à un communiste la possibilité d’une privatisation d’un secteur économique particulier.
Une auto-conservation du système
Commençons par la définition d’un concept clé du darwinisme : la sélection naturelle. La sélection naturelle est, par définition, l’avantage procuré par les conditions de l’environnement aux individus ayant un caractère avantageux vis-à-vis de cet environnement et leur assurant une descendance plus importante que les individus n’ayant pas ce caractère. On peut aussi la définir comme un tri qui s’opère naturellement au sein d’une espèce. Elle se traduit par la reproduction des organismes qui ont les caractéristiques leur permettant de mieux survivre dans leur milieu. Il en résulte qu’au fil des générations, ce mécanisme explique l’adaptation des espèces à leur environnement.
C’est beau à quel point cette définition résume la survie et l’auto-conservation du seniorisme et, en même temps, la raison derrière la rareté des hérétiques.
Les seniorites, qui sont encore au stade de résidanite, passent par une phase de sélection naturelle. Ceux qui arrivent à s’adapter et à persister, trouvent des carrières hospitalo-universitaires qui s’ouvrent à eux. Les moins avantagés, les mauvais adaptateurs, ceux qui ont osé s’opposer à des ordres venus de haut, sont naturellement, mais progressivement, éliminés.
Je ne veux nullement être taxé de généralisation abusive. Et d’ailleurs comme dans la théorie de l’évolution de Darwin, la sélection naturelle ne s’abat pas aussi simplement et aussi brusquement. On y constate entre-temps tout un processus où les différentes ‘espèces’ cohabitent mais où existe tout de même une pression de sélection importante.
Un idéal jouable : une corporation sans strates ?
Ce qui nous unit en tant que membres d’une même corporation, est un appareil sanitaire commun, dont on est les principaux acteurs. Un appareil mutilé, dépassé qui n’hésite pas à nous emporter dans sa vague de mesquinerie. L’ennemi est devant nous, il nous enveloppe de tout bord, nous consomme physiquement et moralement. Mais à l’autre bout du spectre, on s’obstine de ne voir que l’image micro et on se satisfait de s’entre-attaquer opiniâtrement.
L’idéal jouable est une solidarité complète dans la pratique de tous les jours. Une solidarité permettant de survivre collectivement quand le système sanitaire essaie de nous noyer. Une solidarité et une participation qui emportent l’ensemble des tâches quotidiennes, les paperasses, les urgences aussi bien que les ‘à froid’, les déplacements, les lectures scientifiques, les objectifs du service, son développement, l’amélioration de la prise en charge, la relation avec le corps paramédical, administratif… Un nouvel ordre de fonctionnement où tout le monde participe à tout, où toute contribution est haussée et hissée, le tout couronné par un leader à la tête de l’équipe au lieu d’un ‘chef’ de service extrémiste.
L’implémentation d’un tel environnement de travail bienséant, serait une base indispensable pour un avenir bonifié et un futur sain. Cela aurait sans doute une incidence à plusieurs niveaux. Cette nouvelle atmosphère, sans doute :
- améliorerait le rendement de toute l’équipe et de ce fait la prise en charge des patients
- aiderait à dépasser conjointement les défaillances du système qui tire toute volonté vers l’écrasement
- formerait des médecins plus entrainés à gérer les difficultés dans les positions de responsabilité
- aiderait, si on veut s’appuyer sur le jargon médical, à faire discuter les étiologies des insuffisances du système et de statuer sur les remèdes envisageables.
Le chacun pour soi et la séparation épaisse actuelle entre médecins, portant sur seul critère d’accomplissement des années de formations, est tout juste absurde.
Le ‘séniorisme’ est un dogme qui nuit à la pratique juste de la médecine. Ce métier si pur et noble était naguère le rêve de tout enfant ambitieux, est devenu de nos jours un appât que tout le monde voudrait éviter.
Il faut revendiquer notre «solascriptura»[4] où seuls le Serment d’Hippocrate et la déontologie sont mis en pratique. Toute autre intrusion doit être refoulée voire éliminée.
Notes
[1]senior: c’est le médecin qui a accompli ses années de résidanat avec succès et qui travaille dans le secteur public.
[2]Pour anticiper les retombées inexorables, cet article ne concerne qu’une branche des seniors, ceux qui apprécient la supériorité que leur octroie l’altitude administrative à laquelle ils sont. L’autre branche est celle qui n’a pas la mémoire courte, qui se rappelle de ce qu’elle a pu endurer durant les années de subordination et qui prend la voie de la solidarité au lieu de la compensation.
[3]stade 4 : fait référence à la classification des tumeurs en médecine. Généralement le stade 4 est le stade final d’une tumeur.
[4]« solascriptura » : expression en latin qui signifie l’Écriture seule. Un terme apparu au cours de la Réforme protestante de la religion chrétienne, où les Saintes Écritures de l’Ancien et du Nouveau Testament (Torah et Evangile) sont les seules sources de la foi chrétienne. Cette Réforme est apparue à un moment où l’église prenait de plus en plus de place dans la société, ce qui transfigurait les bases de la religion, selon les protestants.
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