On peut même soutenir qu’en période de changement révolutionnaire et dans n’importe quel pays, les premières mesures prises sont généralement en contradiction avec les textes de lois en vigueur. Ce qui s’est passé, en Tunisie-même, fin 2010 – début 2011, n’était pas du tout conforme à la Constitution de 1959, qui représentait alors la norme suprême de la nation. Et pourtant, nous l’avions tous applaudi (et nous avions eu raison de le faire), car il s’agissait d’un mouvement de révolte populaire et légitime face à un pouvoir autoritaire et un ordre établi (à l’époque légal !), mais qui ne correspondait plus aux aspirations du peuple. Alors, aujourd’hui, ne pourrait-on pas dire qu’on est dans une situation comparable à celle de 2011 ? Ne pourrait-on pas entendre et prendre en considération les cris de colère des foules qui ont manifesté toute la journée du 25 juillet dernier et même avant?
En 2021 comme en 2011, il est indéniable que le pouvoir en place s’est éloigné de la mission qui lui a été confiée par les citoyens. Il devient donc légitime que ces derniers exigent une rectification de la trajectoire empruntée, y compris (et si on ne peut pas faire autrement) par un dépassement temporaire des textes existants, pour ensuite les adapter aux exigences de la nouvelle situation.
Sans vouloir faire de catastrophisme, il est incontestable qu’en juillet 2021, la Tunisie est un pays à bout de souffle. A cause (ou en plus) de son interminable crise politique et institutionnelle à laquelle s’est ajoutée (comme partout ailleurs) celle de la Covid-19, elle est de plus en plus au bord d’une explosion sociale et d’une faillite économique comparable à celle qu’avait connue récemment le Liban ou encore la Grèce (c’est-à-dire une cessation de paiements). Ce qui, en l’absence de solution rapide et efficace signifie, à court ou moyen terme, que le pays risque d’être mis sous la tutelle de ses créanciers étrangers.
Intervenant sur les ondes d’Express FM [Voir « Business News » du 09/07/2021], le Gouverneur de la Banque Centrale Mr Marouen Abbassi a déclaré à ce sujet :« Nous ne sommes pas dans la même situation que le Liban mais nous n’en sommes pas loin ! ».
Il parait donc évident, à la lumière de tous ces éléments, que la condition du « péril imminent » évoquée par l’article 80 de la Constitution est devenue pratiquement une réalité indiscutable. Ce qui peut par conséquent autoriser le Président de la République (et cela fait partie de ses prérogatives) à prendre les mesures exceptionnelles qu’il juge, en son âme et conscience, utiles et nécessaires à la sauvegarde de l’intérêt national.
III. Appui, mais pas de chèque en blanc
Kaïs Saïed a donc aujourd’hui toutes les cartes en main pour sauver le pays et l’éloigner de ce « péril imminent » qui le menace et qui a justifié les mesures particulières et osées qu’il a pu prendre, en se donnant quelques libertés avec les textes constitutionnels existants. Il peut même se prévaloir de l’appui de la majorité du peuple qui semble lui avoir pardonné cet excès, comme on a pu le constater le soir du 25 juillet avec les différentes scènes de liesse dans les rues. Mieux encore, il bénéficie aussi d’un soutien de la part de plusieurs organisations nationales importantes comme l’UGTT, la LTDH, l’ONAT ou l’ATFD (même si elles restent vigilantes par rapport aux suites attendues).
Ceci étant, et au-delà de ces appuis et réjouissances conjoncturelles, les Tunisiens restent sur leur faim et en tous les cas en attente de la suite des événements. Car, s’il était nécessaire et important de mettre fin à l’anarchie et à la paralysie générale du pays, il est maintenant tout aussi important sinon plus de savoir où on va. Or, jusqu’à présent et à part quelques déclarations rassurantes faites aux organisations nationales qu’il a reçues ces derniers jours, les intentions réelles et précises du président restent totalement inconnues.
Tout le monde attend et espère qu’il soit à la hauteur de la lourde tâche qu’il s’est lui-même fixée, à savoir mettre fin aux différents abus et engager le pays sur la voie d’un véritable redressement.
En outre, il ne devrait surtout pas perdre de vue que les acquis de la « Révolution de 2011 » ne sont pas négociables et que les Tunisiens n’accepteraient en aucun cas un retour à une forme de pouvoir autoritaire et personnalisé ou une atteinte à leurs droits et libertés individuelles et collectives.
C’est pourquoi notre Président aurait tout intérêt à se montrer au-dessus des petits calculs politiques habituels des uns et des autres, à lancer au moins, une concertation avec les différentes forces vives et constructives du pays, et à présenter rapidement des preuves garantissant :
- La poursuite et la consolidation du processus démocratique, en plus d’une feuille de retour claire, nette et précise sur les étapes à venir, à court et moyen terme.
- Un retour rapide à un fonctionnement normal de l’ensemble des institutions nationales et notamment les principales d’entre elles (Exécutif, Législatif et Judiciaire) sur la base du maintien et du respect de la règle fondamentale de séparation et d’indépendance des pouvoirs.
- Un engagement à tenir les institutions sécuritaires et militaires loin de la sphère politique et toujours au service de l’ensemble des Tunisiens comme elles l’ont toujours été.
IV. Justice, mais pas de vengeance
Après avoir pratiquement réussi à accumuler l’ensemble des pouvoirs entre ses mains, notre Président (comme n’importe quel humain) pourrait, aujourd’hui, être tenté de se lancer dans une spirale de règlements de comptes ou de vengeances contre ses adversaires politiques et ainsi perdre de vue l’essentiel.
Décider, par exemple, d’interdire le parti islamiste Ennahdha, répondrait à une revendication populaire assez répandue actuellement en Tunisie, tellement les gens ont souffert de l’hégémonie de ce parti au cours des dix dernières années. Mais, le faire correspondrait en réalité à reproduire la grave erreur qui a été commise avec l’interdiction du RCD en 2011. Car, l’expérience nous a montré que cela n’avait servi à rien et que les anciens militants « RCDistes » se sont très vite recyclés en intégrant les nouveaux partis forts sur la scène politique nationale, comme Nida Tounès, Ennahdha, ou d’autres encore. De plus, une telle décision serait tout-à-fait contre-productive et immédiatement interprétée comme étant une mesure anti-démocratique et une privation d’un droit normalement reconnu à tous les Tunisiens sans aucune distinction. Elle permettrait, par ailleurs et automatiquement, aux islamistes de jouer aux victimes et de l’exploiter pour mobiliser (comme ils ont déjà commencé à le faire) l’opinion publique internationale contre la Tunisie.
Par contre, il serait parfaitement légitime (voire nécessaire) d’arrêter ceux parmi ses militants et dirigeants contre lesquels des faits délictueux sont avérés et de les présenter à la justice, seule apte et autorisée à les juger. En même temps, il faut permettre au reste des membres de ce parti (qui n’ont rien à se reprocher) de pouvoir continuer à mener leurs activités politiques légales, en leur laissant la liberté de procéder à une nécessaire autocritique de la ligne jusque-là suivie par leur formation, ou d’en assumer (ou revendiquer) la responsabilité devant les électeurs.
La même attitude devrait être adoptée vis-à-vis de toutes les autres formations politiques dont l’existence et le fonctionnement correspondraient aux exigences de la loi.
Enfin et comme l’a souhaité K.S lui-même, il faut éviter tout recours à la violence ou à la haine entre les Tunisiens quelles que soient leurs appartenances politiques.
Conclusion
Les tâches qui attendent Kais Saïed (mais surtout la Tunisie) sont lourdes, multiples et ne pourraient logiquement être réglées en l’espace des 30 jours annoncés. Un calendrier sérieux et précis (avec objectifs, étapes, moyens humains, etc…) devrait être rapidement arrêté en concertation avec les principaux acteurs de la scène politique et sociale du pays. Un service de communication et d’information régulière devrait aussi être mis en place pour tenir l’ensemble de la population au courant de l’évolution des événements étape par étape, afin de permettre au monde entier d’avoir une image transparente de ce qui se passe ou se prépare en Tunisie. Il en va de l’intérêt de la nation, du Président de la République et de tous les Tunisiens.