L’affaire remonte au 12 mars 2021. Des policiers du district de Monastir sont alertés sur l’utilisation intensive de climatiseurs dans le domicile privé de Houssem Bouguerra, un ingénieur de 35 ans. Une perquisition aboutit à la saisie de deux unités centrales et d’une quarantaine de cartes graphiques. Le jeune homme et son beau-frère Iyadh sont interpelés et placés en détention pour organisation clandestine de jeux !

Chronologie des faits

Les investigations ordonnées par le Procureur de la République de Monastir font état de la fabrication de cryptomonnaie. Les deux accusés sont alors poursuivis pour falsification d’un outil de transfert d’argent au regard de la loi 51/2005 du 27 juin 2005 relative au transfert électronique des fonds. Ils sont maintenus en détention.

Le juge d’instruction en charge de l’affaire demande une expertise judiciaire qui conclut que les deux accusés pratiquaient effectivement du minage de cryptomonnaie, une activité non réglementée par la loi tunisienne et donc licite. Le magistrat décide alors de classer l’affaire et ordonne la libération des prévenus. Le parquet fait appel et la chambre d’accusation confirme la libération d’Iyadh mais maintient Houssem sous les verrous.

Le 6 mai 2021, le juge d’instruction décide à nouveau de classer l’affaire et le parquet fait à nouveau appel. Une audience se tient le 9 juin 2021. La demande de remise en liberté de Houssem est ajournée au 15 juin puis au 22 juin, date à laquelle le jeune homme retrouve sa liberté mais reste poursuivi. Entre-temps, il aura observé une grève de la faim qui a sensiblement affecté sa santé : déjà diabétique, Bouguerra a presque perdu l’usage d’un œil. Interpellé à ce sujet à l’ARP, le gouverneur de la Banque centrale, Marouene Abbassi, exprime sa désolation.

Le minage, un crime ?

Avant d’analyser les ressorts de cette affaire, il convient de définir la technologie de la cryptomonnaie qui a valu au jeune homme plus de trois mois de détention.

Une cryptomonnaie est une monnaie virtuelle ne dépendant d’aucun Etat ni d’aucune banque centrale, produite par des ordinateurs en réseau répartis aux quatre coins de la planète. La plus connue est le Bitcoin. Pour générer cette monnaie et valider les transactions, des algorithmes sont exécutés par plusieurs ordinateurs qui s’assurent de la fiabilité de l’opération. Cette opération, appelée mining (minage), nécessite rapidité et puissance de calcul. Les mineurs sont rémunérés. On comprend dès lors l’engouement pour le mining.

On reproche donc à Houssem Bouguerra de s’être adonné au minage. Comme la législation tunisienne n’a pas encore intégré dans sa réglementation cette nouvelle technologie, deux visions se sont affrontées : celle du juge d’instruction qui a considéré le principe selon lequel tout ce qui n’est pas interdit est licite et celle du parquet qui a cherché dans l’arsenal juridique des délits similaires dont il pourrait accabler le jeune homme. La forte mobilisation d’une partie de la société civile en faveur de l’ingénieur a probablement fini par payer – on rappelle qu’il demeure poursuivi – mais cela ne change rien à la gravité du traitement judiciaire de l’affaire qui révèle plusieurs maux dont souffre la justice tunisienne.

Incarcération quasi-systématique

Tout d’abord, Houssem Bouguerra, à l’instar de milliers de détenus, a fait les frais de l’incarcération quasi-systématique. Alors que la détention devrait être l’exception et la liberté la norme, nos magistrats n’hésitent pas à émettre des mandats de dépôt le temps de l’instruction et ce même pour des délits mineurs. Couplée à une justice lente, cette inversion de la règle engendre une surpopulation carcérale et brise des vies. Evidemment, cette « habitude » souffre quelques exceptions : quand l’accusé appartient à une caste protégée (politiques, forces de l’ordre…), il a droit à plus de mansuétude de la part des magistrats. On ne rappelle plus le nombre de policiers accusés de faits de violences qui se présentent libres – quand ils le font – au tribunal et le nombre de députés qui violent allégrement la loi sans que le parquet ne juge opportun de se saisir (nous l’avons encore vu lorsque le député Sahbi Smara a giflé sa collègue Abir Moussi).

Ensuite, nous l’avons évoqué, l’acharnement du parquet vis-à-vis de l’accusé dénote non seulement d’une volonté de criminaliser tout ce qui sort de l’ordinaire mais également de la mentalité de la suspicion permanente ou, pour le dire autrement, de la présomption de culpabilité. Entendons-nous bien, il ne s’agit pas de la personne du procureur de la République de Monastir mais bien d’une culture de l’Etat tunisien qui remonte au moins à l’indépendance. Le citoyen est vu par les autorités publiques comme un délinquant ou un fraudeur en puissance qui doit prouver son innocence. Cela se traduit par les multiples autorisations imposées au citoyen lambda et à la sacro-sainte copie certifiée conforme qui crée des files sans fin devant les guichets municipaux.

Protection de l’oligarchie rentière

Par ailleurs, les licences et autres autorisations sont un moyen pour l’Etat de favoriser une oligarchie rentière détentrice d’un monopole qu’elle ne veut absolument pas partager ou les « partenaires » de la Tunisie attirés par une fiscalité avantageuse. Dans son dernier livre, « La gauche et son grand récit » (Mots passants, 2021), le militant politique et ancien expert de la FAO Aziz Krichen décrit dans le détail cette politique de verrouillage de l’économie au bénéfice des plus forts. Si la Tunisie n’a toujours pas encadré l’utilisation des cryptomonnaies, elle a autorisé la société suisse MyMultiMiner à installer à Jendouba une ferme de minage. Les soutiens de Bouguerra s’insurgent contre ce deux poids deux mesures.

Est-ce à dire qu’il faille supprimer toutes les licences ? Assurément non ! C’est plutôt la manière d’envisager les autorisations qui doit radicalement changer. Dans la plupart des cas, un contrôle a posteriori est suffisant. Les textes de loi répriment sévèrement la fraude, l’Etat n’est pas obligé d’exiger un nombre vertigineux d’information dont il a, pour la plupart, déjà accès. Les autorisations ne doivent pas être, comme c’est le cas maintenant, un moyen aux mains de l‘Etat pour verrouiller le marché au profit d’une ultra-minorité d’acteurs locaux ou internationaux. Cela étant dit, contrairement à ce que véhicule un certain discours néolibéral, le principe même du contrôle étatique n’est pas à abattre.

Nécessaire encadrement de l’Etat

Dans le cas qui nous intéresse, celui de la cryptomonnaie, l’encadrement de la pratique par la collectivité est nécessaire. Tout d’abord, qu’il s’agisse d’une monnaie réelle ou virtuelle, la production de valeur doit être soumise à l’impôt. Dans une économie dont plus de la moitié du PIB provient du circuit parallèle, les nouvelles technologies ne doivent pas être le prétexte pour échapper à la solidarité nationale. Ensuite, la nature de la cryptomonnaie pose des défis majeurs aux Etats : face à des banques de plus en plus exigeantes sur l’origine des fonds, il n’est pas étonnant que le blanchiment d’argent se reporte sur les monnaies virtuelles. En 2020, le forum de Davos, qu’on peut difficilement qualifier d’officine bolchévique, a insisté sur la nécessité d’encadrer le système et a lancé un consortium public-privé pour ce faire. C’est ainsi que les principales banques centrales ont décidé de créer leurs propres cryptomonnaies. Le risque environnemental est aussi mis en cause. Nul besoin d’être un expert en cryptologie pour comprendre que l’alignement d’ordinateurs très puissants est énergivore. L’effondrement récent des cours du Bitcoin est dû à la décision d’Elon Musk de ne plus y recourir, un choix motivé par des considérations écologistes. Il existe toutefois des pistes pour verdir cette technologie. Enfin, pour des considérations de sécurité physique (risque d’incendie, choc électrique, inondations), il est normal que les autorités aient leur mot à dire sur les conditions de la production de la monnaie virtuelle.

La politique répressive de l’Etat tunisien, ses règles archaïques qui tardent à se conformer – en dépit des discours – à la révolution digitale et sa propension à se mettre au service des rentiers locaux et des entreprises étrangères doivent être combattues si l’on veut répondre aux aspirations de la jeunesse. En revanche, ceci ne doit pas se faire au détriment de la solidarité nationale et de l’intérêt général.