L’assassinat de Rekfa Cherni par son mari, le 9 mai, a suscité une levée de boucliers sur les réseaux sociaux. Mère d’un enfant en bas âge, la jeune femme a été tuée par son époux, agent de la Garde nationale, qui lui a tiré dessus avec son arme de service. Deux jours avant le drame, la victime, âgée de 26, avait porté plainte contre son époux pour violences aggravées attestées par un certificat médical de 20 jours.  Elle avait cependant renoncé à poursuivre son agresseur «compte tenu de leurs liens familiaux» et «pour l’intérêt de leur enfant», a indiqué le porte-parole du Tribunal de première instance du Kef, Faouzi Daoudi, sur les ondes de Mosaïque FM. Cette tragédie n’est qu’une parmi tant d’autres causées par la violence conjugale. «Bien avant Refka Cherni, il y a eu Rahma Lahmar, la vieille dame de Kairouan, etc. Et dans la foulée du meurtre de Refka, un homme a écrasé sa femme avec sa voiture à Hammamet. A chaque fois, il y a une mobilisation générale puis on passe à autre chose jusqu’au jour où on dénombre une nouvelle victime», regrette Naila Zoghlami, secrétaire générale de l’Association tunisienne des Femmes Démocrates (ATFD), contactée par Nawaat.

En effet, les violences conjugales passées sous silence sont récurrentes. Selon les statistiques du ministère de la Femme, 65 mille plaintes liées aux violences à l’égard des femmes ont été enregistrées pour la seule année de 2019, dont plus de deux mille sont relatives à la violence conjugale. Quant aux signalements de la violence contre les femmes reçues à travers le numéro vert 1899 du ministère, près de 14 mille ont été enregistrés en 2019.

Il y a eu Refka et il y a bien d’autres

Sondes (pseudonyme), 42 ans, est parmi celles qui ont subi la barbarie de leurs conjoints. Femme de ménage, elle a subvenu pendant des années aux charges de sa famille. « Mon mari travaillait occasionnellement comme maçon pour nourrir les petits, il fallait alors une source de revenu constante », raconte-t-elle à Nawaat. Et c’était elle qui ramenait cet argent. Son travail soutenu comme aide ménagère a fragilisé sa santé. Maigre, le teint pâle, elle n’arrive plus désormais à marcher correctement après une fracture de jambe mal soignée. Pourtant, elle n’a pas cessé de faire les ménages, ni de confectionner les pains traditionnels dans le cadre d’un projet monté avec son époux.

C’était moi qui préparait le pain, lui le vendait. Il gardait l’argent pour lui. C’est ainsi que nos disputes, déjà nombreuses, se sont envenimées

nous raconte-t-elle.

Et les coups ne tardaient pas à suivre, de plus en plus fréquents, de plus en plus rudes. Leurs trois enfants n’étaient pas non plus ménagés.

Sa famille résidant dans une autre ville, elle en parlait à son entourage. «Mes amies me disaient que les hommes sont ainsi, on n’y peut rien», se souvient-elle. Jusqu’au jour où les coups ont failli la tuer. Le visage défait par les hématomes, elle décide de porter plainte contre son mari.

J’étais tellement dans un sale état que les agents n’ont pas mis en cause ma version des faits», poursuit-elle. Convoqué par les policiers, l’époux de Sondes a fait profil bas en prétextant la pression due au boulot. Sommée par son entourage de retirer sa plainte, elle a fini par renoncer à le poursuivre en justice. «On m’a dit qu’il me fallait un homme pour tenir notre projet, qu’il valait mieux ressouder ma famille, qu’il ne me fera plus du mal après le dépôt de la plainte

nous confie-t-elle.

Son mari a signé un engagement écrit de ne plus violenter sa femme.

Quelques semaines d’accalmie sont passées avant que le mari renoue avec la violence envers sa femme et ses enfants. Plus particulièrement envers l’ainée de la famille, âgée de 18 ans. Soupçonnée par sa mère d’avoir un petit copain, elle a d’abord été frappée par sa mère avant que le père a eu vent de l’histoire et s’est mêlé à coups de ceinture. Travaillant dans une pâtisserie après une formation en la matière, leur fille a été assignée dans le foyer familial pour «mieux la contrôler», dit sa mère. C’était pour une petite période avant que la violence du père ne s’abatte sur tout le monde. «J’ai fini par quitter ma maison avec mes enfants», se désole Sondes.

Elle compte désormais sur le salaire de sa fille qui a repris son travail à la pâtisserie et sur quelques ménages dans certains foyers pour vivre. Elle n’a pourtant pas entamé une procédure de divorce. «Je ne sais pas si c’est vraiment la fin de notre couple. Mon garçon, désolé de l’état de son père, obligé de se prendre en charge tout seul, me dit qu’il a changé depuis», balbutie-t-elle.

Prise en charge lacunaire

Dans cette ville du Cap Bon où réside Sondes, environ deux femmes sont examinées chaque semaine par le service de médecine légale pour constater la violence qu’elles ont subies, confie à Nawaat une soignante travaillant dans cet hôpital, ayant préféré garder son anonymat. «Une fois sur deux, il s’agit de violence conjugale à caractère sexuelle», ajoute-t-elle. Et de préciser : «c’est sans compter les violences sexuelles envers les mineures. Egalement environ deux cas par semaine».

Cette violence endémique révélée par l’assassinant de Refka et la souffrance de beaucoup d’autres ne peut être conjurée que par «un changement des mentalités», plaide Naila Zoghlami. «Ce changement s’opérera à travers l’éducation, la culture. Il est l’affaire de tous : Etat, société civile, médias », poursuit-elle.

La secrétaire générale de l’ATFD pointe du doigt les multiples défaillances dans l’action de l’Etat pour mettre en application la loi 58 relative à la lutte à l’élimination de la violence à l’égard des femmes. «Environ 4 ans après l’édiction de cette loi, la formation des agents des unités spécialisées dans la lutte contre les violences faites aux femmes reste lacunaire. L’Etat n’offre pas suffisamment d’hébergements pour accueillir les femmes violentées. La question de la violence n’est pas prise en compte non plus dans la mise en place des politiques et des budgets de l’Etat», dénonce-t-elle. Aux manquements de l’Etat s’ajoute le dysfonctionnement de la justice. «Comme dans le cas de Refka Cherni, la justice traine et ne prend pas suffisamment au sérieux les violences envers les femmes. Par ailleurs, en l’absence d’une harmonisation des lois, les magistrats continuent à se référer au Code pénal et non à la loi 58 dans les affaires liées aux violences conjugales. Ils dédouanent ainsi l’Etat de ses obligations de protéger la victime comme le dispose la loi 58 », fustige la représentante de l’ATFD.

Refka Cherni comme Sondes ont renoncé à leurs droits garantis par la loi. Ceci montre qu’un changement en profondeur doit avoir lieu pour endiguer la banalisation de la violence, selon la militante féministe. «Il y a toujours une mère, une sœur, une amie, un frère qui conjurent la victime de retirer sa plainte. C’est souvent au nom de la préservation de la famille, du regard de la société envers une femme divorcée, etc. C’est ainsi que la violence se perpétue et qu’on fait vivre les enfants dans des conditions anxiogènes aux conséquences désastreuses», constate-t-elle. Et d’ajouter : «Certains avancent que la violence de l’homme est la réponse à la violence verbale et morale de la femme, alors que toute violence est inacceptable. Le chômage d’un homme excuse qu’il s’en prenne brutalement à sa femme? Ce n’est acceptable ni par la morale, ni par aucune loi. La violence ne peut justifier une autre violence, qui peut être irréversible : un coup de trop, une chute, etc, peuvent causer la mort», explique-t-elle. Naila Zoghlami insiste également sur le fait que les femmes sont souvent le maillon faible de la chaine dans une société en crise. D’où la recrudescence de la violence envers les femmes pendant la période du Covid-19, conclut-elle.