Les articles publiés dans cette rubrique ne reflètent pas nécessairement les opinions de Nawaat.
Crédit photo : Malek Khemiri

Les temps présents sont instables. Les piliers de l’Ordre global entrent en déséquilibre, des remous sociaux, politiques, économiques font pressentir des transformations structurelles. La pandémie agira probablement comme un catalyseur historique de tendances latentes partout dans le monde. Les sentiments, comme les institutions, se troublent et mêlent l’inquiétude devant l’Inconnu à l’espoir face aux possibles qu’il ouvre. Les crispations réactionnaires bornent les actions humaines. Nous sommes, semble-t-il, dans le « clair-obscur » d’où surgissent les monstres en attendant le nouveau monde (cf. Gramsci).

Dans ce décor singulier, il devient impératif de repenser les doxas parmi lesquelles se trouve la pensée conventionnelle sur le développement. Alors que les Tunisiens, grâce à l’implication de citoyens alertes, commencent à décortiquer les dysfonctionnements de leurs institutions, l’économie de rente entre autres, la pensée d’une alternative à la réalité actuelle s’impose.

C’est ce que j’ai humblement tenté d’accomplir avec mon projet de mémoire à HEC Montréal. Ce travail consistait à proposer une alternative à la pensée conventionnelle du développement. Je l’ai nommée « modernisation située ».  J’en résume les grandes lignes dans cet article.

Quel développement ?

Depuis 1945, l’on considère le développement comme un processus par lequel les pays sous-développés – ou en voie de développement pour faire plus politiquement correct – seraient amenés à rattraper leur retard sur les pays développés.

Cette définition contient trois implications :

  • Il n’existe qu’une voie de développement. Puisque la seule façon d’être développé est d’imiter les pays déjà développés, toute entreprise divergente est condamnée d’office à l’échec.
  • Les pays développés possèdent un droit d’expertise sur les autres. C’est eux qui, par leur statut avancé, établissent les standards internationaux et accompagnent les politiques des nations sous-développées. D’où le système international fondé sur le FMI, la Banque mondiale, les agences de développement et les différentes ONG.
  • Les pays développés étant majoritairement occidentaux, la voie du développement consiste bon gré mal gré en une entreprise d’occidentalisation. Les politiques ont évolué (du keynésianisme au néolibéralisme, etc.), mais elles restent surdéterminées par l’impératif occidentaliste. Aujourd’hui, celui-ci ne s’exprime pasà travers une assimilation culturelle de l’Occident – comme au temps des colonies – mais il invite à l’implantation mimétique du système libéral.

Or, comme l’a démontré Samir Amin, cette voie du développement représente une impasse menant au « maldéveloppement » des pays du Sud. En effet, c’est un système qui consiste à imposer un moule générique inadapté à des cultures et des réalités socio-anthropologiques spécifiques. Le système international est par ailleurs fondé sur une relation d’échange inégal, dont l’objectif est de « déplacer du capital accumulé des régions politiquement faibles vers les régions politiquement fortes » (Wallerstein). En d’autres termes, le sursaut du Sud n’est pas profitable au Nord. Il y a donc un conflit d’intérêts flagrant à ce que ce dernier détermine les politiques des pays du Sud à travers le système international qu’il a lui-même implémenté.

Il convient donc de redéfinir le concept de développement. Il ne doit pas se déployer comme une fonction linéaire à la traîne du mirage occidental, mais doit se comprendre comme un processus d’amélioration interne pour Soi, par Soi. Si nous sommes sous-développés, ce n’est pas le fait d’un retard chimérique vis-à-vis des pays occidentaux. Plutôt, nous sommes sous-développés, car nous performons, produisons, consommons, vivons et existons, en qualité plus qu’en quantité, en dessous de notre potentiel véritable.

Cette définition du développement et du sous-développement permet de distinguer la nature des acteurs et des ressources propices à la modernisation. Puisque l’effort doit se faire pour Soi et par Soi, les ressources et les acteurs doivent être trouvés en Soi.

La modernisation située

Ma pensée sur la modernisation se pose en critique du célèbre modèle d’Acemoglu et Robinson (Why nations fail).

Pour ces auteurs, le développement d’un pays dépend de ses institutions politiques et économiques. Si ces dernières sont « inclusives », le développement peut s’installer durablement. Si elles sont « extractives », le pays échoue à prendre le chemin de la croissance et de la prospérité, acculé notamment par la corruption et les économies de rente. Jusque-là, la proposition est intéressante.

Le problème réside dans la définition donnée à l’inclusivité et l’extractivité des institutions. Pour Acemoglu et Robinson, seuls la démocratie libérale et le libéralisme économique, arbitrés par un État central réduit à ses prérogatives régaliennes, peuvent constituer la base d’un développement solide et durable. En somme, la modernisation des sociétés doit être synonyme d’occidentalisation. Ma proposition de modernisation intègre l’importance fondamentale des institutions, mais réfute le moule universaliste proposé par Acemoglu et Robinson.

En l’occurrence, la modernisation doit être située. Située, d’abord, car elle émane d’une zone spécifique ancrée dans un temps long culturel, politique, social et économique dont les attributs fondent et dirigent les institutions. Située, ensuite, car la modernisation n’est pas un vent d’ouverture généralisée venant de l’extérieur, mais une initiative interne soumise à un rythme progressif dépendant des besoins et des conditions du pays. Enfin, située dans le temps, car il faut que les conditions objectives et subjectives à ladite modernisation soient réunies.

Il est évident que le seul caractère situé des institutions est insuffisant à la mise en branle d’un processus de modernisation fiable, mais il en constitue un prérequis. Nous pouvons également parler d’enracinement institutionnel. Pour atteindre l’enracinement institutionnel, un autre attribut est indispensable : la souveraineté effective, c’est-à-dire une souveraineté réelle, non seulement formelle, mais également assujettie à l’essence du corps politique et social, son identité propre.

Une fois un système d’institutions situées installé, celles-ci doivent devenir fonctionnelles, c’est-à-dire qu’elles doivent être en mesure de gérer la société et de l’améliorer selon ses réalités spécifiques. Il y a donc deux niveaux essentiels à atteindre pour accomplir la modernisation : les institutions doivent être situées, puis fonctionnelles.

Si l’un des deux niveaux fait défaut, il peut y avoir crise, ingérence et finalement anomie, comprise comme un état d’éclatement des règles et d’absence de puissance morale légitime aux yeux du peuple (Durkheim).

En outre, des institutions dé-situées (ou non-situées) ayant un caractère universel peuvent influer sur la modernisation située à condition qu’elles soient inclusives, donc assimilables à l’identité et aux réalités spécifiques du pays (cf. figure). Auquel cas, elles s’intègrent au système institutionnel situé et fonctionnel.

Un mouvement dialectique pour le peuple

Deux questions découlent de ce qui précède.

D’abord, comment se déploie le processus de modernisation située ?

Par un mouvement dialectique. Si on le schématise chronologiquement (la réalité étant bien plus complexe), on en ressort les étapes suivantes :

  • Un moment critique – concept retrouvé chez Acemoglu et Robinson – permet la récupération de la souveraineté effective et l’installation d’une institution directrice située (par exemple, le Parti communiste chinois après la guerre civile, la démocratie libérale, etc.).
  • L’institution directrice génère un système institutionnel à son image capable de préserver la souveraineté effective.
  • La souveraineté effective ainsi préservée engendre une situation d’isolation expérimentale qui permet au système d’accomplir des expériences modernisatrices sans risquer l’ingérence ou la déstabilisation.
  • Ces expériences internes se succèdent en un mouvement dialectique. Une première position se voit opposée à l’intérieur du système menant, si tout se passe bien, à une synthèse modernisatrice qui préserve le système en y intégrant l’opposition.
  • La modernisation située consiste en la perpétuation de ce mouvement dialectique par le système. Dans ce processus, l’économie – quelles que soient ses déclinaisons – représente un outil soumis à une plus grande finalité et intégré à un plus grand système. Suivant la pensée de Karl Polanyi, elle est dite encastrée dans la société.

La seconde question est : Qui gère la modernisation située ? Et pour qui ?

On peut considérer qu’une élite compétente et enracinée peut assurer la gestion de la société. Toutefois, si une élite gère la société, elle ne doit pas faire sécession de la population enracinée qu’elle est censée représenter, servir et mettre en mouvement vers la modernisation située. Autrement, elle ne tient plus son rôle et tend vers l’établissement d’institutions défectueuses. En effet, si l’élite a pour fonction de mener les institutions de sorte qu’elles s’adaptent et reconnaissent les spécificités de la nation, elle ne peut se divertir des réalités de la population enracinée. Dans le contexte occidental, la sécession des élites correspond, d’après le sociologue Christopher Lasch, à une trahison de la démocratie. En d’autres termes, la sécession des élites constitue une trahison de l’institution directrice d’une nation.

Par ailleurs, le socle social de la modernisation située se trouve dans la population enracinée qui fonde le cœur de ce qu’on appelle « le peuple ». Le géographe Christophe Guilluy, en référence à Orwell, nomme cette population « les gens ordinaires ». Il ne s’agit pas d’une classe précise, mais d’un groupement des classes productives et enracinées d’une nation – « les classes populaires, les catégories moyennes ou modestes, les prolos, les travailleurs » auxquels on peut ajouter les paysans – et qui forment et transforment l’identité propre à une société sans pour autant participer directement à sa gestion. Ces gens ordinaires, suivant les écrits d’Orwell, partagent une« décence commune », un « code de conduite qui est compris par à peu près tout le monde, bien que jamais formulé » et qui relève, d’après le philosophe Jean-Claude Michéa, de l’éthique et de l’anthropologie, c’est-à-dire de cet enracinement culturel qui détermine le caractère situé des institutions. Les gens ordinaires forment ainsi le jalon social de la modernisation située.

L’indispensable enracinement

La Tunisie, comme la majorité des pays du Sud, s’est fatiguée depuis son indépendance à demeurer indéfiniment « en voie » de développement. Le temps est peut-être venu de chercher un nouveau chemin de modernisation.

Celui-ci, il me semble, doit passer par une réaffirmation dynamique de notre identité culturelle et sociale. Je ne prétends pas en détenir tous les éléments, mais on peut en retenir quelques-uns : l’appartenance à l’Islam et à l’espace méditerranéen, l’exception géographique, sociale, historique de la Tunisie, ses sous-cultures populaires, l’arabité, l’amazighité, possiblement même la francophonie héritée de la colonisation. Les tendances historiques donneront à l’un ou l’autre des éléments une importance relative, mais c’est sur cette essence fondamentale que doit se bâtir le développement tunisien, bien plus que sur les « recommandations» du FMI.

Mon étude est le résultat d’un sentiment puissant en même temps que d’une réflexion persistante. Ce sentiment découle d’une inébranlable croyance dans la richesse de l’Esprit humain universel dont la manifestation réelle n’éclot jamais d’un néant, mais s’ancre inévitablement dans une singularité de territoire, de vécu, d’héritage, de langage, de principes, de coutumes. La modernisation située tente de revaloriser cet ancrage dans un temps long. Sans lui, pas de création, pas d’ingéniosité ni de réponse aux défis de l’époque. C’est à ce sentiment que je mêle le concept d’identité qui peut paraître ambigu tant il est discrédité de nos jours par ses critiques et ses laudateurs. L’identité n’est autre que la fibre profonde liant entre elles des communautés humaines qui vivent dans un même espace, héritent d’une même histoire, partagent les mêmes croyances, communiquent par le même langage – parlé, signifié ou simplement sous-entendu – et qui, fortes de ces liens, affrontent ensemble les obstacles qu’elles rencontrent. L’identité n’est donc pas fixe, mais évolue à travers ses propres nécessités, ses propres déterminations. En fait, elle progresse en se conservant et ne peut se conserver qu’en progressant.

La philosophe Simone Weil rappelle que « l’enracinement est peut-être le besoin le plus important et le plus méconnu de l’âme humaine. Un être humain a une racine par sa participation réelle, active et naturelle à l’existence d’une collectivité qui conserve vivants certains trésors du passé et certains pressentiments d’avenir».

L’enracinement seul ne suffit pas, certes. Mais sans l’enracinement rien ne se crée, rien ne se transforme, tout se perd.

Pour entrer dans les détails : https://hecmontreal.on.worldcat.org/oclc/1240180254