Le jeudi 26 novembre 2020 n’a pas été une journée ordinaire dans la vie des journalistes tunisiens. Dans les salles de rédactions comme sur les plateaux des chaînes de radio et de télévision, la situation  du secteur de la presse et des médias a relégué au second plan le reste de l’actualité nationale. En cette journée  de colère, plus de deux mille journalistes ont en effet arboré le ruban rouge de la contestation.

Les manifestations menées par les journalistes ont eu lieu dans la capitale et les régions. A Tunis, elles ont été marquées par les accrochages avec les forces de sécurité qui ont tenté d’empêcher les protestataires de se rassembler devant le siège du gouvernement à la Kasbah. Le Syndicat National des Journalistes Tunisiens (SNJT), qui a appelé à ces manifestations, a décrété une grève générale pour le 10 décembre prochain, le jour de l’anniversaire de la Déclaration universelle des droits de l’homme.

Pourquoi les journalistes protestent-ils?

Le rapport annuel sur la situation des libertés de la presse en 2019 indique que plus de trois cents journalistes ont été licenciés arbitrairement entre mai 2019 et mai 2020. Selon une étude interne réalisée par le SNJT,  environ 500 journalistes ont informé le Syndicat que leurs employeurs ne leur ont pas versé une partie ou l’intégralité de leur salaire durant cette période. La grave détérioration des conditions matérielles des journalistes a clairement contribué au retour de l’autocensure et à la baisse de la qualité de la production journalistique, a noté le rapport. Dans les faits, la vulnérabilité  de journalistes marginalisés a permis aux employeurs d’imposer leur tutelle.

Or c’est par sa politique systématique d’appauvrissement et de marginalisation des journalistes que le régime de Ben Ali a assuré son emprise sur le secteur des médias. C’est ainsi que les salaires des professionnels du secteur ont dégringolé, tandis que la presse indépendante agonisait. En parallèle, Ben Ali dépensait sans compter pour les propagandistes. Juste après la révolution, les journalistes se sont mobilisés pour la bataille des libertés. Leur principal combat visait à asseoir la liberté de la presse en l’incluant dans la Constitution de 2014, et par la promulgation de lois garantissant l’indépendance des médias et des journalistes. Il s’agissait de faire face aux velléités du gouvernement de la Troïka (2012/2014) de contrôler les médias par tous les moyens, y compris les menaces, l’intimidation et le déploiement de milices.

La teneur de l’accord sectoriel

En 2012 et 2013, le SNJT a décrété deux grèves générales dans le secteur des médias. Ces mouvements de protestation avaient principalement pour but de défendre la  liberté de la presse et le droit des citoyens à des médias libres et pluralistes. Et ce, même si la situation économique et sociale des journalistes était tout aussi grave que celle de la liberté de la presse.

Le syndicat était conscient que la fragilité matérielle et professionnelle des journalistes favorisait le contrôle des gens du métier. C’est pourquoi le SNJT a œuvré d’emblée à identifier une solution radicale pour mettre fin au mal chronique du secteur : la misère, qui favorise la corruption et débouche sur la prise de contrôle de la profession.

Après plus de cinq ans de discussions et de négociations avec les intervenants sociaux, le SNJT est parvenu,  pour la première fois dans l’histoire de la profession, à un accord-cadre pour les journalistes. L’accord a été signé par les parties concernées par le secteur des médias au sein de l’Etat,  notamment le gouvernement représenté par le ministre des Affaires sociales, Mohamed Trabelsi. L’ensemble des organisations internationales défendant la liberté de la presse et de l’expression ont salué l’accord, qui protège les droits fondamentaux des journalistes et leur dignité. La convention a fixé le salaire minimum brut à 1400 dinars, a garanti les droits à un congé de maternité et à la propriété intellectuelle. En outre, l’accord permet aux journalistes de recourir à la clause de conscience, en cas de changement fondamental de la ligne éditoriale pour quelque raison que ce soit. Dans ce cas de figure, le journaliste a le droit de résilier son contrat avec son employeur sans préavis, tout en bénéficiant des conditions d’un licenciement arbitraire. La mesure est destinée à soutenir les journalistes à l’intérieur de leurs institutions et à protéger l’institution médiatique elle-même des tentatives de prise de contrôle par les plus offrants.

Les raisons de l’entêtement  gouvernemental

L’article 38 du Code du travail stipule que « la convention collective définie doit être conclue entre les organisations syndicales, patronales et ouvrières, les plus représentatives de la branche d’activité intéressée » (…). Puis le ministère des Affaires Sociales « statue par un arrêté d’agrément, ou par un refus motivé d’agrément, sans pouvoir modifier le texte de la convention qui lui est soumise ». Dans le même Code, l’article 40 précise que « la décision d’agrément est rendue publique par l’insertion au “Journal Officiel de La République Tunisienne” de l’arrêté d’agrément portant en annexe le texte de la convention collective agréée ».

Le ministre des Affaires sociales Mohamed Trabelsi et les organisations professionnelles ont signé l’accord le 9 janvier 2019. Le 30 avril 2019, le ministre a signé l’approbation de l’accord-cadre conjoint pour les journalistes tunisiens. Cependant, le texte de l’accord n’a pas été publié dans son intégralité, comme le stipule l’article 40 du Code du travail.

Mohamed Trabelsi a argué du fait qu’il n’avait pas pris connaissance de la teneur de l’accord, soutenant que c’est sous pression qu’il l’a paraphé la première fois (le 9 janvier 2019). Pourquoi donc l’a-t-il paraphé une deuxième fois, quatre mois plus tard, le 30 avril ?

Dans le même contexte, le gouvernement Chahed n’a pas publié l’intégralité du texte de l’accord, prétextant des pressions de l’Union Générale des Travailleurs Tunisiens (UGTT). Puis le gouvernement Fakhfakh a choisi la même voie, en invoquant les mêmes raisons.

Une situation qui a incité le SNJT à porter plainte contre le gouvernement tunisien auprès du tribunal administratif. Et la Cour a prononcé son verdict le 09 novembre 2020, en faveur du SNJT, ordonnant la publication immédiate de l’accord. Mais pourquoi Mechichi et son gouvernement prennent-ils le risque de ne pas appliquer une décision judiciaire, en se mettant à court terme sous le coup d’une sanction pénale? Quel est l’intérêt du gouvernement à priver les journalistes d’un cadre juridique garantissant leurs droits et préservant leur dignité?

Une décision d’autant plus étrange que la publication et la mise en œuvre de l’accord ne contraignent pas le gouvernement à assumer une quelconque obligation financière. En effet, la convention concerne l’application des accords conclus entre les journalistes et leurs employeurs dans le cadre des institutions médiatiques. A ce stade, ce paradoxe suscite l’interrogation : l’actuel chef du gouvernement serait-il au service d’un parti politique cherchant à continuer d’appauvrir les journalistes et à corrompre davantage le secteur des médias pour en faciliter la prise de contrôle ?

Pour leur part, des responsables du gouvernement soutiennent que leur refus est motivé par le veto opposé par l’UGTT à la publication de l’accord.

Voici donc que la coalition gouvernementale, des lobbies syndicaux bureaucratiques et des partis politiques tentent ouvertement de saboter  le secteur des médias, en dépit de la lutte menée depuis des années par la profession. Or quels que soient leurs adversaires, les journalistes et leur syndicat sont toujours sortis victorieux des batailles qu’ils ont livrés pour faire valoir leurs droits et libertés.