Alors que le pays fait face à une deuxième vague de propagation du Covid-19, le FTDES vient de publier un cahier dédié aux catégories sociales marginalisées pendant la première vague de contamination débutée en mars dernier. Intitulé « Dans la gestion du Covid-19, les politiques de l’Etat et les catégories les plus lésées », l’étude revient sur les différents aspects de la gestion de la crise sanitaire en se focalisant sur les couches de la population les plus fragilisées par l’épidémie.

Il s’agit des ouvrières agricoles, des femmes de ménage dans les hôpitaux, des ouvriers de chantiers et des travailleurs dans les cafés, les restaurants et les bars. Leur point commun : un travail précaire ou informel. Ils sont au plus bas de l’échelle sociale et se sont trouvés démunis pour affronter le coronavirus.

« Le confinement général décrété en mars visait toute la population. Sauf que pour y faire face, tout le monde n’a pas les mêmes moyens de résistance et de résilience», a déclaré le coordinateur de l’étude du FTDES, Sofiane Jaballah, à Nawaat. Et de poursuivre : « La gestion étatique de la crise sanitaire a été injuste. C’est le prolongement de 60 ans d’injustice institutionnalisée comme le démontre la défaillance des infrastructures sanitaires ou encore les aides financières minimales octroyées ». Le coordinateur de l’étude souligne que la prédominance de l’approche sanitaire dans la gestion de la première vague du Covid-19 a contribué à aggraver la paupérisation de certaines catégories socio-professionnelles.

Dans les hôpitaux, le sacrifice méconnu des femmes de ménage

Le ménage dans les établissements hospitaliers est une tâche principalement féminine, constate l’auteure de l’étude, Amel Hazel. Partant du postulat que dans les hôpitaux, les femmes de ménage sont plus exposées au virus à cause de la manipulation quotidienne des déchets médicaux, l’auteure de l’étude s’est penchée sur le quotidien de ses travailleuses en prenant comme exemple l’hôpital régional de Houmet El Souk à Djerba.

Agent d’hygiène à la médina de Tunis, avril 2020. Crédit photo : Ahmed Zarrouki

Au début de la propagation de l’épidémie, les équipements de protection contre le virus n’étaient pas suffisants. Les femmes de ménage étaient fortement exposées à la contamination. « On a un problème général de gestion des déchets médicaux qui s’est accentué lors de l’épidémie du coronavirus », a déclaré Hazel à Nawaat. Aux difficultés de faire face à un virus inconnu à l’époque en étant en contact permanent avec les malades, il faut ajouter l’éloignement de la famille. « Comme le reste du personnel médical, les femmes de ménage ne rentraient pas chez elles pendant cette période. Mais on n’entend pas beaucoup parler des sacrifices de cette catégorie professionnelle », a regretté l’auteure de l’étude. Selon elle, le Covid-19 devrait également être considéré comme un accident de travail pour les femmes de ménage travaillant dans les hôpitaux.

Les ouvrières agricoles plus précarisées que jamais

Alors que le salaire minimum des ouvriers agricoles est fixé à environ 16 dinars par jour, les ouvrières agricoles perçoivent entre 9 et 15 dinars. Elles étaient payées 13 dinars pendant la première vague du Covid-19. Une somme qui se réduit en déduisant les frais du transport, relève le cahier du FTDES. Pour l’auteur de l’étude Ridha Karem, les ouvrières agricoles subissent différentes formes d’asservissement.

« Alors qu’elles ont contribué à assurer le ravitaillement agricole du pays pendant la première vague du Covid-19, elles n’ont eu aucune forme de reconnaissance de la part de l’Etat. Ni le président de la République Kais Saied, ni le chef du gouvernement à l’époque, Elyes Fakhfakh ne les ont remerciées comme ils l’ont fait pour d’autres corps de métiers. Au contraire, l’Etat a fermé les yeux sur l’exploitation continue de ces femmes par les propriétaires des terres agricoles qui ne leurs assuraient ni un moyen de transport digne, ni un salaire décent, ni une couverture sociale ou médicale. Elles travaillent également sans moyens de protection contre le virus. A la servitude dans le travail s’ajoute les corvées ménagères en rentrant chez elles et la spoliation de leurs salaires par leurs conjoints », a fustigé Ridha Karem. Il appelle l’Etat à intensifier les inspections de travail visant à contrôler les conditions de travail des ouvrières agricoles.

Ouvrières agricoles dans un champ au nord-ouest, août 2020. Crédit photo : Présidence de la République

Risques accrus pour les ouvriers de chantier

Les ouvriers de chantier représentent une catégorie précaire constamment menacée par le chômage et la pauvreté, notamment dans les moments de crise comme celle du Covid-19, relève l’étude du FTDES. Certains d’entre eux travaillent légalement dans des entreprises de bâtiments alors que d’autres travaillent «au noir », souligne l’auteur de l’étude Haithem Mdouri. Avec l’annonce du confinement général en mars, les ouvriers travaillant dans une société de bâtiment n’ont pas reçu leurs salaires des mois de mars et d’avril, selon l’étude. Ils n’ont pas pu avoir de ressources financières jusqu’à la levée progressive du confinement en mai. En outre,  ces travailleurs n’ont pas bénéficié de l’allocation de 200 dinars octroyée par l’Etat. Les ouvriers travaillant « au noir », payés à la journée, se sont trouvés eux aussi du jour au lendemain sans travail, ni salaire. « Avec l’arrêt total des chantiers et l’annonce brusque de l’interdiction des déplacements entre les régions, beaucoup de travailleurs vivant souvent loin de leurs familles se sont trouvés coincés sur leurs lieux de travail. Ils ne pouvaient  pas rentrer chez eux. Beaucoup ont dû payer environ 60 dinars pour des déplacements clandestins. Non seulement ils étaient privés de leur droit de travailler mais aussi de circuler », déplore Haithem Mdouri. Avec la deuxième vague du Covid-19 et l’obligation de porter le masque, l’auteur de l’étude souligne que ces mesures sont inapplicables dans les chantiers. «Nécessitant un effort physique, leur tâche ne leur permet pas de porter un masque. S’ils ne travaillent pas forcément à proximité les uns des autres, ils ne sont pas prémunis non plus du risque de contamination », a-t-il ajouté.

Les serveurs asservis des cafés

Changeant de lieu de travail assez souvent, les serveurs dans les bars et les cafés ne bénéficient souvent pas de couverture sociale, ni de contrats de travail, relève l’étude de Montassar Naghmouchi. Alors que le syndicat des propriétaires de cafés et de restaurants rattaché à l’UTICA s’est mobilisé pour défendre ses membres, le syndicat des cafés, restaurants et bars relié à l’UGTT a été totalement absent pour défendre les intérêts des travailleurs, note l’étude. Naghmouchi relate le cas d’Atef, un serveur dans un café, payé 15 dinars par jour, qui s’est retrouvé du jour au lendemain sans travail et donc sans revenus pendant le confinement. Marié et père de deux enfants, Atef a dû se contenter du salaire de vendeuse de sa femme en diminuant drastiquement les dépenses de la famille.

Serveur dans l’une des terrasses de l’avenue Bourguiba à Tunis, mai 2020. Crédit photo : Ahmed Zarrouki

Atef, comme beaucoup d’autres travailleurs, n’a pas bénéficié de l’indemnité de 200 dinars octroyée par l’Etat. D’autres ont vécu à crédit avant de trouver un travail dans d’autres domaines. Tel est le cas de Imed, devenu peintre en bâtiment pour parvenir à subvenir à ses besoins. Profitant du confinement, le propriétaire du café où il travaillait a licencié ses employés, invoquant les difficultés à les payer durant la crise. Selon l’auteur de l’étude, le travail informel n’a pas permis à l’Etat de déterminer le nombre des travailleurs dans les cafés, restaurants et bars concernés par le chômage technique ou le licenciement. Par conséquent, beaucoup d’employés précaires de ce secteur n’ont pas pu bénéficier des aides financières.

Face à la deuxième vague du coronavirus, c’est l’approche économique qui prévaut, relève Sofiane Jaballah. « Mais cette approche économique est dictée par les lobbies de l’UTICA et même de l’UGTT comme le montre, à titre d’exemple, le maintien de l’ouverture des cafés et restaurants sous la pression de leurs propriétaires, malgré la situation alarmante ». La gestion « chaotique » de la Covid-19 approfondira la crise de confiance entre les citoyens et l’Etat et affaiblira le sentiment d’appartenance à ce pays, a-t-il mis en garde. « Les citoyens vont mépriser davantage l’Etat. On prévoit une recrudescence de l’émigration clandestine et des mouvements contestataires », a-t-il souligné.