L’idée d’en finir avec le statut personnel semble être une idée « insensée », « improbable », à contre-courant du consensus politique et constitutionnel.A quoi bon agiter la boîte de pandore, objecterait-on. Et en finir avec le CSP pour le remplacer par quoi ?En vérité « en finir avec le statut personnel » est loin d’être l’idée absurde que l’on peut croire. Car il ne s’agit pas, bien évidemment, de renier les vertus du texte, ou de minimiser ses prouesses juridiques et ses performances sociales,mais bien de montrer en quoi, aujourd’hui, dans une Tunisie en mutation sociodémographique et en transition démocratique, il a épuisé ses fonctions historiques. Le Code du statut personnel s’est en effet mué en plafond de verre, empêchant l’accès des femmes à la citoyenneté pleine et entière et à la jouissance de tous leurs droits humains, couvercle normatif qui les plombe dans des positions d’assujettissement et de statut inférieur. Le Code est en effet otage de son paradigme « sacro-patriarcal », duquel il ne peut se libérer qu’à la condition d’en finir avec ce qui s’est donné à voir au cours des siècles et s’est perpétué à nos jours comme étant LE statut personnel en pays d’islam.

Crédit photo: Ahmed Zarrouki

En finir, donc, avec le statut personnel en revisitant l’histoire de son invention coloniale comme nous y invitent les études sur sa genèse;  en interrogeant ses fonctions instrumentales comme symbole de l’identité politique de la Nation; en rompant enfin avec son esprit préférentiel et l’asymétrie des statuts légaux entre les hommes et les femmes qu’il véhicule pour mettre les droits des personnes au diapason des nouveaux droits de l’égalité entre les sexes.

Invention de l’orientalisme juridique colonial

Le statut personnel est loin d’être l’incarnation d’un droit anthropologique « plus vrai que nature ». Le concept Ahwal Shakhsiya est, comme en atteste sa genèse, une invention de l’orientalisme juridique colonial. Il s’est formé à partir du XIXe siècle, par adaptation du positivisme juridique occidental aux réalités normatives de sociétés musulmanes sous dépendance ou domination coloniale. Il s’est construit, avec subtilité, sur des catégories et des divisions classiques du droit européen entre d’une part, statut réel et statut personnel et d’autre part, entre théorie des statuts et son système de la personnalité des lois et théorie de la souveraineté territoriale des lois. Par leurs mobilisations et leur transposition au droit des pays musulmans, ces catégories ont permis de distinguer le régime des biens et de la terre (statut réel), rendu flexible au vu des intérêts coloniaux de maîtrise des richesses économiques et du capital, du droit des personnes (statut personnel), organisé sur la différentiation des groupes par leur rattachement à leurs « lois locales » sur des bases communautaires ou confessionnelles. Exacerbée par le rapport colonial à l’altérité, cette réincarnation des personnes dans leurs communautés s’est nourrie de la tradition musulmane canonisée selon laquelle chacun vit selon sa loi personnelle. Une illustration en est fournie par l’histoire de la codification générale des lois musulmanes. Une nouvelle économie du droit musulman devait germer et surgir sous l’effet des compilations et autres recensions du fiqh, dont les vagues successives et les flux séquentiels n’ont pas tari à nos jours.

Au XIXe siècle, les premières codifications, reconnues de type Ottoman, élaborées sous régime des capitulations, ont permis, dans l’élan des Tanzimat (1839-1876) et de la Mejelle (Le Code civil, 1877), une modernisation-centralisation teintée de sécularisation de l’Etat, de son droit et de son appareil judiciaire. Le plus emblématique a été, paradoxalement, Qanun al jinayatwalahkam al ôrfiya(1861). «Code pénal, d’instruction criminelle et de droit civil coutumier », il réaménage les compétences entre tribunaux séculiers et juridiction de la Chariâ, en mettant d’un côté, le statut personnel, de l’autre, l’ordre public avec ses infractions et ses peines, désormais du ressort exclusif des tribunaux séculiers nouvellement institués par la Constitution de l’Etat (Qanun al-Dawla, 1861) sur une base territoriale et sur le principe de la légalité des peines.

Les codifications de la deuxième vague (XIXe-XXe) ont eu un impact ambivalent, contribuant à doter les pays des moyens de rompre avec l’ancien régime comme à replonger les « indigènes dans leur indigénat ». Dès lors, ont surgi des codes de facture moderne empreints « d’exotisme local »sous l’expertise d’érudits orientalistes ou de simples administrateurs coloniaux, non sans la collaboration de savants musulmans comme d’interprètes et de traducteurs orientaux ou locaux. Elles véhiculent une vision dualiste du droit, entre statut personnel et statut réel, avec pour conséquence d’ériger le premier en noyau dur d’un droit musulman identitaire et le second en droit réel flexible, neutre et adaptable.

Crédit photo: Seif Koussani

En Tunisie, la «codification générale des lois musulmanes sur le type des codes français » (1896) a abouti à l’émergence de la « Législation Tunisienne » (al-tashriî al tunissy ), législation positive, édictée sous forme de Décrets beylicaux. La première période (1896 – 1921) s’est caractérisée par une impressionnante production législative, engageant l’avenir juridique de la Tunisie moderne et imprimant au système juridique global sa nouvelle binarité. Repoussant les normes dites de la chariâ dans leurs retranchements (statut personnel et successoral), la Législation tunisienne a envahi de nouveaux champs et s’est annexée de nouveaux territoires gagnés sur le droit traditionnel: la terre (loi foncière de 1885), les obligations contractuelles (Code des Obligations et Contrats, 1906), l’ordre public et les sanctions pénales (Code Pénal, 1913 et le Code de Procédures Pénales, 1921). En vérité, la codification du statut personnel a été conçue très tôt, mais a été vite abandonnée pour être remise à l’honneur en 1949, sans succès, alors que s’annonçait la fin des empires coloniaux. Le projet ne parvint pas à son terme eu égard à son caractère « prématuré » et impraticable sans l’adhésion des jurisconsultes musulmans, dont l’hostilité rendait la réforme irrecevable. Suspendu pour un temps, le projet reprit son cours dans le cadre d’une commission placée sous la présidence du cheikh Abdel Aziz Djaït [1886-1970], cheikh al-islam malikite [1945-1956] et Ministre de la justice [1947] à l’effet «d’examiner un projet de code charaïque en vue du choix des textes qu’il convient d’appliquer devant les juridictions charaïques dans la Régence, textes extraits des ouvrages de jurisprudence islamique des deux rites hanafite et malékite [D.B. du 16 juin 1949]. Elle parvint à un projet de code, plus connu sous le nom de «La’iha» (Tables). Mais le produit ne convainc pas ses initiateurs. Bien plus, on n’y fit plus allusion par la suite sauf au moment de la promulgation du Code du Statut Personnel (13 août 1956).

Sous régime colonial, les codifications eurent pour effet de mettre à part le droit de la famille en en exacerbant le caractère sacré et intouchable eu égard à ses prétendues sources scripturaires, le Coran et la Sunna du prophète. C’est donc sans étonnement que s’amorça, avec les indépendances, un processus interne de nationalisation du statut personnel et de révision des codes antérieurs. Mais alors, comment comprendre que se reproduise dans des Etats souverains, la vulgate juridique coloniale sur le statut personnel musulman ?

L’instrumentalisation du code

Avec l’indépendance nationale, le pays s’est doté d’un Code du statut personnel qui n’a été, à vrai dire, ni l’exacte transcription du droit musulman classique dans un code moderne, non plus, en rupture totale avec les prescriptions du fiqh classique. Levier des nouveaux droits des femmes sans jamais rompre avec la logique asymétrique du statut personnel musulman, il a été le ferment d’un droit national d’une famille certes rénovée et modernisée mais porteuse de l’identité politique islamique de la nation toute entière. Soumis à une opération d’internalisation et de nationalisation du droit, le statut personnel est revisité par les nouveaux dirigeants qui, tout en inventant la famille (al usra, al â’ila),«cellule de base » de la nouvelle société nationale, en réinstaurent pourtant le modèle et la structure islamiques identitaires. Cette logique du statut personnel et son paradigme «sacro-patriarcal » ont une telle puissance qu’ils ont fini par rejeter hors du CSP, les normes «égalitaires» nouvelles  du droit de la famille. Ces lois n’ont pu trouver place dans le corps même du Code, dont elles ne représentent au final qu’une sorte de méta texte, de méta droit. Quatre textes majeurs sont restés à sa marge: la loi sur l’état civil (1957) qui instaure l’acte authentique du mariage par devant l’officier d’Etat civil, en remplacement du traditionnel contrat de mariage sous seing privé ; la loi de 1958 sur la tutelle officielle, la kafala et l’adoption qui reconnaît à l’enfant adopté, comme au parent adoptant, les mêmes droits et les mêmes devoirs que l’enfant légitime ou les parents géniteurs, transgressant par là l’interdit canonique de l’adoption plénière; laloi de 1998 sur la communauté des biens entre époux qui rompt avec le principe de la séparation des biens ; la loi sur l’attribution du nom patronymique aux enfants abandonnés ou de filiation inconnue (1998) qui force la reconnaissance de paternité hors mariage alors que dans la tradition, cet état est zina, fruit d’un acte sexuel illicite et une grande turpitude.

Crédit photo: Hammadi Lassoued

Dans un autre sens, les survivances du statut personnel ont été nombreuses comme pour le mahr (don nuptial), le mariage du mineur auquel consent « le plus proche parent agnat », « sain d’esprit, de sexe masculin, majeur (article 8) ; les empêchements à mariage résultant du triple divorce (article 19), le mari chef de famille sur qui pèse l’obligation d’entretien (article 23), le devoir conjugal selon les usages et les coutumes ( article 23) ; les délais de viduité et de continence des femmes après divorce ou veuvage ( livre 3) ; la consommation du mariage comme source de l’obligation alimentaire (article 38) ; la rupture de la filiation paternelle qui exclut l’enfant de la parenté consanguine et abolit son droit aux aliments et à la succession (article 72) ; le régime des successions et son privilège agnatique de la prééminence de la parenté des hommes par les hommes  suivant la règle du double,ses jeux d’évictions (hajb), ses quotes-parts, ses interdictions, etc.

Il faut reconnaître que derrière les politiques législatives de la famille moderne et des codes du statut personnel, ce qui est en jeu, c’est moins le pouvoir de réformer le droit traditionnel, voire même de le transgresser par de multiples ruses et subterfuges légaux, que de conserver « l’asymétrie traditionnelle » entre droits des hommes et droits des femmes dans des sociétés  où la revendication d’égalité des sexes est une menace permanente à l’ordre public du genre. Trois registres d’action semblent marquer le processus général de la réforme : le blocage du système politique à produire des valeurs communes par une régulation de type démocratique ; la surcharge identitaire de la demande sociale sur le mode de la « radicalisation des antagonismes» ; le recours à l’autorité tutélaire, qui«renvoie au scénario de la modernisation autoritaire », et questionne la viabilité des recours.

C’est de cet arbitrage politique que participe en permanence la réforme du droit de la famille. Il s’est exprimé à l’occasion du retrait de la circulaire interdisant le mariage de la tunisienne musulmane avec un non musulman (8/09/2017), comme lors de la diffusion publique du rapport de la COLIBE sur les libertés individuelles et l’égalité (1er juin 2018) ou du dépôt à l’Assemblée des Représentants du peuple (ARP) de l’avant-projet de loi organique d’initiative présidentielle sur l’égalité successorale. La demande sociale d’égalité entre les hommes et les femmes est politiquement déniée, comme n’en constituant pas « Une », vraie, massive et populaire. Suspectée d’être une revendication « élitiste » n’intéressant au mieux qu’un groupe de féministes radicalisées et occidentalisées ou des « bourgeoises » nanties, elle est systématiquement « disqualifiée ». L’argument est récurrent sur son « inopportunité sociale», voire son imposition occidentale. Beaucoup y voient la main cachée de l’étranger.

Le  débat sur la réforme du droit de la famille se trouve très vite articulé au registre religieux dans sa double dimension juridico-doctrinale et identitaire charaïque. La tournure conflictuelle prise par la revendication d’égalité dans l’héritage durant l’été 2018 est significative de la polarisation de la scène politique, renvoyant dos-à-dos, défenseurs présumés laïcs et adversaires présumés islamistes. Le clivage a été bien contrasté entre les deux camps qui se sont disputés l’espace public.

Crédit photo: Présidence de la République

Le constat est général. Du Machreq au Maghreb, s’est construit autour des femmes et d’elles principalement, un système de normativité et d’interprétation où la loi positive semble n’avoir toujours qu’une existence subordonnée et menacée tant qu’elle reste extérieure au bloc légal religieux (fiqh et chariâ). Les ordres constitutionnels des Etats arabes et maghrébins offrent en ce sens plusieurs registres de normalisation islamique. Les références à l’islam ou à la chariâ, souvent aux deux, sont multiples tant au niveau des préambules des Constitutions que de leurs dispositifs. La chariâ y est reconnue, selon les cas, « source principale de toute législation» (Egypte), « une des sources du droit » (Mauritanie) ou, simple « source du droit ». L’islam y est proclamé, sous des formules diverses, « religion d’Etat ». C’est donc par le truchement de la norme constitutionnelle, qui occupe dans les ordres juridiques positifs modernes le sommet de la hiérarchie des sources, que se recentrent et se resserrent autour de l’Islam et de ses prescriptions, les codes de la famille et/ou du statut personnel.  Ils scellent en effet le lien entre ces trois ordres du patriarcat et de la patrilinéarité: le religieux, le politique et la famille. Toutes ont fini par poser les femmes en matrice et gardienne de l’identité politique de la nation et la famille patriarcale en sa cellule de base.

L’égalité hommes–femmes oblitérée

Tout l’ordre juridique tunisien, porté par la nouvelle raison démocratique constitutionnelle issue de la révolution de 2011, pousse à sortir de l’univers référentiel du Code du statut personnel et à remettre au fondement de la normativité, le principe substantiel d’égalité entre les hommes et les femmes. Ce principe est récurrent dans le texte constitutionnel tant au niveau de son préambule que de son dispositif. Il structure la Constitution de 2014 qui prévoit un ensemble  dispositions pour en accélérer la réalisation et en garantir l’effectivité vis-à-vis des femmes et des classes minorées.

En dépit de ses multiples enracinements et déclinaisons constitutionnels, l’égalité entre les hommes et les femmes peine toujours à trouver pleine traduction dans les rapports familiaux au prétexte de leurs attaches au statut personnel musulman, de la distinction  qu’il impose entre  justice et égalité  comme entre l’espace public et l’espace privé.Sans besoin d’exposer toutes les critiques que la dualité justice et égalité suscite, -l’une et l’autre n’étant pas alternatives et ne se concevant pas l’une sans l’autre-, il est nécessaire de pointer plus sévèrement la rhétorique de « l’intimité domestique ». Non seulement elle édifie des frontières inexistantes sur des statuts et des attributs présumés naturels, mais exclurait certains sujets du débat public en les personnalisant et/ou en les « familialisant ». Elle les rejetterait comme des sujets privés, domestiques, personnels, familiaux par opposition aux sujets publics, politiques. L’égalité successorale, les violences domestiques et conjugales seraient donc de cet ordre et ne mériteraient pas de se hisser à l’espace de la délibération publique en démocratie.

A vrai dire, ces débats sur la normativité islamique autour des femmes et de la famille ne sont pas prêts de se clore de sitôt tant les enjeux de l’attribution du sens et des imaginaires sont hors du champ et de la logique juridiques. Débats sans fin, ils nous forcent à quitter l’univers intemporel du droit, ses abstractions et ses assignations sur la famille musulmane et la place « minorée » qu’y tiennent les femmes, pour nous placer sur le terrain de la réalité sociologique et confronter l’idée, toute surfaite,  de « l’indépassable » statut personnel sacro-patrilinéaire. Cette famille musulmane stéréotypée, sortie du statut personnel musulman, correspond-elle encore à une réalité sociologique ?

L’observation montre que l’archétype du statut personnel est loin d’être en pratique le modèle exclusif. S’il n’est pas absolument surpassé par d’autres manières d’être en couple (les unions libres), de fonder une famille (les couples mixtes interreligieux), d’avoir des enfants (parents célibataires), d’exercer la parentalité (les monoparentalités), de posséder des biens, d’affirmer son homosexualité,  il n’est pas moins soumis à de fortes variations. Ces mutations sont partout à l’œuvre et affectent les institutions les plus solidement ancrées à la société patriarcale, comme les partages successoraux. Tout montre le décalage entre le statut légal et les rôles sociaux assumés par les femmes et les hommes, autant dans la famille que dans la société. Les quelques exemples choisis, instruisent de la disjonction entre les lois du statut personnel d’une part, et les pratiques et les attentes sociales nouvelles d’égalité et de liberté qu’elles sont censées réguler et anticiper, d’autre part.

Le système juridique ne peut continuer de les ignorer, faute de quoi, il perdrait toute légitimité et serait frappé d’anomie. Jusqu’à quand maintenir le statut personnel contre l’histoire, le droit, et la société qui, chaque jour, met davantage en pratique le principe d’égalité et le revendique.