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Père du martyr de la Révolution Mehdi Ouni. Tunis, 14 janvier 2020. Crédit photo : Ahmed Zarrouki

Accepter son passé, son histoire, ne signifie pas s’y noyer ; cela signifie apprendre à en faire bon usage.James Baldwin

Le processus de justice transitionnelle conduit par l’Instance Vérité et Dignité (IVD) depuis 2014 a été tout sauf stable. Au terme d’un mandat de presque cinq années tumultueuses, l’IVD a achevé sa mission en 2019 en portant devant les tribunaux au moins 173 cas de graves violations des droits humains et de corruption, et en publiant un rapport exhaustif qui présente ses conclusions et recommandations. Aujourd’hui, ce rapport a enfin été publié dans le Journal officiel comme l’exige la loi relative à la justice transitionnelle.

Ce document de 1700 pages révèle la vérité sur le système complexe et à plusieurs niveaux de répression et de corruption en place en Tunisie pendant 60 ans. Il dévoile dans certains cas la chaîne de commandement derrière les graves violations des droits humains et les réseaux de personnes corrompues qui ont détourné des fonds publics et des terres à leur profit.

La publication au Journal officiel marque une reconnaissance très attendue de la nécessité de faire face aux violations des droits humains commises par le passé en vue d’éviter qu’elles ne se répètent à l’avenir. C’est une victoire de haute lutte pour la justice transitionnelle en Tunisie, un tournant majeur.

D’après l’article 70 de la Loi organique relative à l’instauration de la justice transitionnelle, le gouvernement dispose d’un an à compter de la date de publication du rapport pour élaborer et adopter un plan d’action afin de mettre en application les recommandations en vue de garantir que les atteintes aux droits humains ne se reproduisent pas. Le même article dispose que le plan d’action doit être soumis au Parlement afin de créer une commission chargée de suivre sa mise en œuvre.

Ce rapport est sans conteste  une lecture captivante !

Pour ma part, je considère que c’est un document historique de grande valeur, qui braque les projecteurs sur ce que les livres scolaires ne racontent pas au sujet des 60 dernières années de l’histoire tunisienne. Les conclusions figurant dans le rapport sont cruciales pour déterminer le type de réformes nécessaires dans un pays qui tâtonne encore pour éradiquer la corruption et instaurer un état de droit intransigeant.

Les recommandations générales formulées dans le rapport de l’IVD s’ouvrent sur un appel à des excuses symboliques du chef de l’État au peuple tunisien pour les graves violations des droits humains commises entre 1956 et 2013. Le chef du gouvernement doit par ailleurs veiller à ce que les victimes reçoivent des réparations grâce à la création d’un fonds d’indemnisation et à ce que les régions historiquement marginalisées reçoivent des réparations collectives. Les recommandations préconisent également des réformes institutionnelles, entre autres : renforcer l’indépendance du système judiciaire, réformer le secteur judiciaire, favoriser la transparence dans la gouvernance, lutter contre la discrimination à tous les niveaux et combattre la corruption.

Cependant, ce rapport sera d’autant plus précieux que ses conclusions permettront de parvenir à la responsabilisation pénale.

Parmi les recommandations principales figurent celles liées au travail des chambres pénales spécialisées, créées en 2018 pour traiter les affaires de graves violations des droits humains. Pour que ces chambres soient en mesure de poursuivre les criminels du passé, le gouvernement doit s’assurer que les membres du secteur de la sécurité coopèrent avec les autorités judiciaires et que les juges, les victimes et les témoins soient protégés contre les actes d’intimidation et de représailles. Les procès qui ont débuté, une fois la justice saisie par l’IVD, englobent des cas de disparitions forcées, d’exécutions extrajudiciaires, de morts des suites de torture, de procès iniques et de détentions arbitraires, de recours excessif à la force contre des manifestant·e·s pacifiques et d’homicides de manifestant·e·s pacifiques durant le soulèvement de 2010-2011. Ces procès représentent la dernière chance pour les victimes d’obtenir justice et pour leurs proches de connaître la vérité sur ce qui s’est passé et de voir les responsables rendre compte de leurs actes.

Le travail de l’IVD a été confronté ces dernières années à une forte résistance de la part des précédents gouvernements et du Parlement qui, à de nombreux égards,n’ont pas respecté la loi sur la justice transitionnelle. Les procès devant les chambres pénales spécialisées se heurtent à la résistance du secteur de la sécurité, car les principaux syndicats des forces de l’ordre en Tunisie refusent de coopérer : ils ont affirmé dans plusieurs déclarations que ces procès sont vindicatifs et visent à affaiblir les forces de sécurité, et réclament une réforme législative pour les interrompre. Le ministère de l’Intérieur s’est lui aussi montré réticent à faire suite aux demandes des tribunaux s’agissant de citer les auteurs présumés à comparaître.

Avec la publication tant attendue de ce rapport, la nouvelle coalition au pouvoir semble avoir changé de position officielle concernant le processus de justice transitionnelle, passant d’une hostilité déclarée à une perspective plus positive. Toutefois, la seule volonté politique du gouvernement ne suffira pas à accomplir la justice et à obtenir des réparations pour les victimes des régimes passés et garantir la non-répétition.

Les réformes et les mesures relatives à l’obligation de rendre des comptes recommandées par l’IVD sont un énorme projet et les branches exécutive, législative et judiciaire doivent coopérer pour le mener à bien. Une autre difficulté réside dans le fait que le Parlement qui est censé suivre la mise en application des recommandations par le gouvernement est lui-même très fragmenté et compte parmi ses membres des voix véhémentes à l’égard de l’IVD et de son travail.

Toutes les parties intéressées doivent unir leurs forces et redoubler d’efforts pour faire aboutir le processus, rendre justice et amener de véritables changements en termes de droits humains… Seront-elles à la hauteur de cette tâche ?