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Ce qui est jugé: laid, tabou, interdit, « hram », honteux, est dans Nouba 2: beau, brave, chagrin, humain. Nouba 2 bouleverse les stéréotypes et permet à certaines identités souvent cachées et peu représentées, d’avoir une présence marquante à la télé. En effet, ces personnages si différents et pourtant si Tunisiens, arrivent chez le téléspectateur, ébranlent le confort traditionnel qui lie le Tunisien aux feuilletons ramadanesques, et lui présentent un Tunis vibrant et multicolore, marqué par la Différence. Il y a d’abord Dandy, puis la mère de Meher, divorcée et sur le point de se remarier, Meher dans son fauteuil roulant, Habiba et son bébé, Farah, Wassila : une panoplie de femmes fortes qui se pavanent (et se déhanchent, même) fièrement dans les ruelles escarpées de la Médina. Et puis il y a les autres, les visages du crime et de l’intolérance, et leurs victimes : Bringa et Bradaris, Najoua et Essia… etc.

Réalisé par Yessine Ouerghemmi dans le cadre de NOUBA WALLPAPERS

Bringa à titre d’exemple est un grand méchant ; il figure comme l’un des représentants du Pouvoir, ou des aspirants au pouvoir. Bringa, ne l’oublions pas, est le descendant d’une chaîne qui regroupe des dictateurs placés à différentes échelles du Pouvoir. Il y a le dictateur suprême, qui, du haut de ses portraits, garde un œil sur le commissariat : c’est l’une des têtes peut-être (on en saura plus à la fin de la série) ? Puis il y a à l’autre extrémité du serpent, le petit dictateur qui règne sur le quartier, et qui une fois sorti de son environnement, n’a plus aucun pouvoir. Bringa n’est pas Chouerreb, il n’est pas anti-système. Bringa est le système. (Remarque en passant : Meher n’est pas si différent, d’un point de vue politique. Il faudra attendre la fin de la série pour en juger clairement). Bringa, enfin, comme Bradaris, est l’une des figures des détracteurs de la Différence : excès de « virilité », excès de violence, excès de zèle : personnages obscures et machistes, qui s’opposent diamétralement à des personnages joviaux et tolérants, comme Baba El Hedi et Dandy.

Réalisé par Yessine Ouerghemmi dans le cadre de NOUBA WALLPAPERS

Dandy est un personnage original, probablement celui qui perturbe le plus le téléspectateur tunisien qui n’est pas habitué à voir un acteur, et qui plus est, Fethi Haddaoui, « se travestir » et se déhancher à la télé. Contrairement à l’extrême « virilité » des personnages susmentionnés, Dandy est féminisé ou, pour employer un mot très utilisé en Tunisie, « efféminé » : mot largement connoté, souvent lié à un regard humiliant et à un jugement implicite. Dandy est pourtant l’une des stars du show, il brille et sa présence est très appréciée. La joie de Dandy et son amour pour la vie, sa liberté surtout, dans un monde où sa différence est largement contestée, bouleversent le téléspectateur certes, mais suscitent en lui de la sympathie et même de l’affection pour cet Autre, constamment humilié dans notre société et souvent en danger. Dans Nouba 2, Dandy est féminisé mais il n’est pas diabolisé. Les vrais diables sont ceux qui se courbent la moustache, violent, trompent leurs femmes et enterrent leurs ennemis au nom de la virilité. A la fin de Nouba, Dandy est aimé et pardonné. Et malgré la légèreté de son caractère, Dandy est loin d’être la voix de la légèreté. Il est le seul à avoir osé critiquer ouvertement le Pouvoir et dénoncer la dictature. Dandy n’est pas un lâche, et on le quitte à la fin du feuilleton comme on quitte un ami.

Réalisé par Yessine Ouerghemmi dans le cadre de NOUBA WALLPAPERS

Dans Nouba 2, Habiba est un autre personnage qui mérite tout notre respect. En effet, Habiba dans le feuilleton est liée à l’enfant. Certains téléspectateurs se sont étonnés de voir que Habiba avait décidé de garder l’enfant, fruit d’un viol. Elle aurait pu avorter. C’était soit trop tard, soit, parce que d’un point de vue technique ou esthétique, l’enfant avait un rôle à jouer, un autre message à transmettre.

En effet, enceinte, le ventre de Habiba est prédominant. Elle ne le porte pas, il la porte. Une femme enceinte, dans notre société, ne peut pas être considérée comme un individu à part entière, elle existe avec l’enfant, par et à travers lui. Elle est ce « singulier pluriel » comme dirait Derrida. La maternité empêche la mère d’être -à part entière-, d’être au singulier. Et que dire alors d’Habiba, enceinte hors-mariage, hors-la-loi, mariée au ventre bien rond, l’anti-mariée, dans sa robe blanche symbole de pureté. Elle était pourtant très belle, et le mariage très émouvant: Habiba et son ventre étaient aimés, acceptés, célébrés. Et puis, Habiba, le corps pourtant alourdi, circule librement et fièrement tout au long de sa grossesse, et elle magouille, manigance, se venge et alimente la série de maints rebondissements.

Réalisé par Yessine Ouerghemmi dans le cadre de NOUBA WALLPAPERS

C’est là, la force de Nouba 2, qui ne fait pas que reproduire la réalité pour la dénoncer, mais qui prend la réalité, la transforme, la corrige, la réinvente pour la rendre juste, belle et supportable, et pour la mère, et pour l’enfant. Mais aussi pour Dandy qui a enfin droit à une famille et Wassila qui danse sans honte parce que son art est digne de respect et la musique qui la transporte est digne d’être honorée, et pour tous ces autres individus qui marchent la tête baissée pour éviter les regards qui les fusillent et les injures qui déchirent le silence d’une rue désertée de Tunis.

La fameuse réplique de Wajdi qui a retenu l’attention des téléspectateurs: « Aimez-vous avant qu’il ne soit trop tard » (difficile de traduire littéralement une phrase pourtant si simple en dialecte tunisien) résume, à mon humble avis, tout le feuilleton. Wajdi nous dit : aimez l’amour et l’amitié, parce que la mer est renversante et elle emporte plus d’un Wajdi dans la réalité, et parce que les criminels (sous toutes leurs formes) ne frappent pas aux portes avant d’entrer, et ils emportent Farah et une infinité d’autres Joies qu’on prenait pourtant pour acquises.