Nawaat : Avez-vous une estimation du taux de violences conjugales à l’égard des femmes relayé par vos centres d’écoute ?

Yosra Frawes : Nos centres d’écoute rapportent une augmentation d’un tiers des violences conjugales par rapport à l’avant-confinement. Cette montée est semblable à celle qu’on observe pendant les weekends et les vacances en général. On s’attendait à un tel phénomène car on sait que les périodes de présence longue du couple sous le même toit engendrent des pics de violences.

Quelles sont les formes de violences conjugales les plus fréquentes ?

La violence physique est toujours une étape finale d’une longue chaîne passant de la violence morale à la violence verbale. Elle est suivie par la rédemption du partenaire, puis rebelote. C’est un cycle en fait. En cette période, beaucoup de femmes rapportent le sentiment d’étouffement engendré par la proximité physique avec leur mari qui guette leurs moindres faits et gestes. La présence des enfants et leur prise en charge tout au long de la journée entraînent aussi des tensions au sein du couple.

Quelles formes de soutien apportez-vous aux femmes violentées ?

Notre stratégie est d’abord de lancer des messages aux femmes en leur signalant qu’elles peuvent verbaliser les cas de violences par téléphone à nos centres d’écoutes. Nous effectuons des écoutes solidaires pour évaluer les besoins formulés par la victime. On lui propose un soutien psychologique. En cas de demande d’appui juridique, le centre d’écoute la met en contact avec l’une de nos avocates militantes qui lui assure l’accompagnement légal, en l’informant sur ses droits et sur les services auxquels elle peut faire recours. Ensuite, le dossier passe à une commission multidisciplinaire appelée Commission violences à l’ATFD. Cette commission évalue le dossier pour une éventuelle intervention institutionnelle ou médiatique si la victime a formulé le besoin de faire connaitre son dossier. Le cas échéant, nos avocates militantes se déplacent si nécessaire pour accompagner quelques victimes si elles ne se sentent pas prêtes d’aller seules pour porter plainte auprès des unités spéciales chargées des violences faites aux femmes.

Quelles sont les lacunes observées dans la prise en charge des femmes violentées ?

Les 128 unités spéciales travaillent mais malheureusement selon le rythme de l’avant confinement, c’est-à-dire du lundi au vendredi, jusqu’à 16h. Les moments de pic de violence leurs échappent. Quand les femmes subissent des violences pendant le weekend, elles sont obligées de se diriger vers les postes de police ordinaires. Beaucoup nous ont rapporté que les policiers les ont traitées de manière assez agressive en les dissuadant de porter plainte ou en refusant carrément de recevoir leur plainte en prétextant que ce n’est pas leur priorité.

L’autre grand problème est que les tribunaux travaillent à minima actuellement. Les unités spéciales transfèrent le dossier au procureur de la République, qui lui-même, est submergé par d’autres affaires.

Les unités spéciales ont un pouvoir discrétionnaire pour évaluer le degré de gravité d’un dossier. Elles demandent au procureur des mesures d’urgence si elles estiment qu’un dossier est assez grave. On dénombre quatre mesures d’urgence possibles. D’abord, la prise en charge de la victime dans un hôpital pour l’examiner. Or, les hôpitaux suivent actuellement des mesures restrictives pour l’acceptation des personnes. La deuxième mesure est de se déplacer pour constater un flagrant délit.  Mais, généralement, ces unités manquent de moyens pour le faire. Certains agents sont amenés à se déplacer avec leur propre voiture. Les unités peuvent demander au procureur de leur accorder l’éloignement de l’agresseur. Or, en période de confinement, le procureur n’opte pas généralement pour une telle mesure car cela pose le problème de la prise en charge de l’agresseur, obligé de quitter le foyer conjugal. La quatrième mesure possible est de placer la femme dans un centre d’hébergement. Or, tous les centres existants, étatiques ou créés par la société civile, affichent complet. Avec les mesures préventives contre le Covid-19, les centres sont aussi suspicieux et prudents pour l’accueil de nouvelles femmes. De ce fait, les quatre mesures d’urgence sont quasi impossibles à mettre en œuvre dans un contexte de confinement.

Le recours au juge de la famille pour qu’il émette une ordonnance de protection en faveur de la victime est aussi prévue par la loi pour protéger la victime. Là aussi, le juge de la famille ne travaille pas en cette période. La seule issue dans ce contexte est que la victime dépose plainte en attendant que les tribunaux rouvrent, d’où la défaillance du ministère de la Justice pour la prise en charge des victimes de violences en cette période.

Le ministère de la Femme a lancé un numéro vert, le 1809, gérée par 11 psychologues bénévoles pour assister les victimes. Comment évaluez-vous cette mesure ?

Pour la ligne verte, mieux vaut tard que jamais. On a toujours demandé que cette ligne soit opérationnelle 7 jours sur 7. Avant, ils travaillaient jusqu’à 14h et il n’y avait pas assez d’écoutantes. C’est l’ancienne ministre de la Femme Naziha Laabidi qui a sollicité les associations pour leur demander des personnes chargées de l’écoute payées par le ministère. L’actuelle ministre a été réactive en lançant rapidement la ligne verte. Mais ce n’est qu’une mesurette. Il faut une stratégie globale ciblant les personnes les plus vulnérables en ce moment. Les femmes sont précaires. Elles ont moins accès aux crédits, à la couverture sociale, etc. Seulement 27% de la population active est féminine. Beaucoup de femmes n’ont pas accès à l’eau, etc.

Que révèle la montée de la violence contre les femmes ?

Ce qui nous inquiète le plus est que cette période renforce tous les aspects du patriarcat. On revient à la hiérarchie verticale dans l’espace privée. On voit les femmes sur les réseaux sociaux en train de cuisiner, désinfecter et prendre en charge les enfants. En revanche, les femmes ont disparu de l’espace public. L’expertise des femmes n’est sollicitée par les médias que pour des questions médicales et jamais pour leurs avis sur des questions économiques ou constitutionnelles.

Autres indicateurs préoccupants, les messages véhiculés sur les réseaux sociaux : il y a ainsi ceux qui se félicitent de la fermeture des tribunaux pour que l’homme puisse violenter sa femme en toute impunité. Sur un ton ironique, beaucoup banalisent en cette période l’objectification et la sexualisation des femmes. On le voit avec les plaisanteries sur leurs transformations corporelles après le confinement ou le fait qu’un homme qui cuisine ou fait le ménage est comparable à une femme. On véhicule ainsi une image traditionnelle des femmes ou une image sexuelle fantasmée. On a été scandalisé également par les messages haineux à l’égard de certaines, en l’occurrence, Nermine Sfar. Tout ceci nécessite une réflexion féministe sur le monde d’après le Covid-19.