La réaction de l’élite au pouvoir
A étudier les mesures gouvernementales, on voit clairement les appréhensions et les priorités de ceux qui ont conçu ce programme. La première appréhension est bien évidement la propagation de la maladie, à laquelle on répond par une stratégie de confinement maximal. La deuxième, concerne la paix sociale, à laquelle on répond par l’augmentation des aides sociales. Enfin, la troisième concerne le pacte sous-jacent entre décideurs politiques et élite économique, à laquelle on répond par des lignes de crédits et des aides diverses. La vision générale suppose que l’économie est capable de survivre à l’asphyxie, que seuls les plus pauvres nécessitent un appui, que certaines entreprises doivent obligatoirement être sauvées et que la Tunisie doit honorer coûte que coûte ses engagements auprès de ses bailleurs et qu’elle n’a d’autres choix que de s’endetter encore.
La première hypothèse du gouvernement concerne donc les effets du confinement sur l’économie nationale et sur la situation socioéconomique de la population. Effets clairement sous-estimés car ne prenant pas en compte la masse sociale vivant de l’économie et du travail informel. La mesure prévue pour le chômage technique ne concernant que les entreprises et les travailleurs légaux, toute situation illégale est écartée du système d’appui et les postes informels perdus ou en suspens à cause du confinement ne sont même pas comptabilisés.
L’accès à l’alimentation est une bonne raison pour rompre le confinement. Or cette question ne semble pas être prise au sérieux. La fermeture des marchés de gros a entrainé une baisse de l’offre, donc une augmentation des prix. Elle a réduit la marge de résilience de la paysannerie (dans l’impossibilité de vendre, de s’approvisionner et de continuer à produire) et a ouvert la porte à la spéculation dans tous les domaines (autorisations de circulation, stockage, transport, distribution…). La marche arrière opérée après une semaine, a provoqué une nouvelle vague d’augmentation des prix chez les détaillants. Aujourd’hui, l’avenir alimentaire est incertain. La production nationale est affaiblie. Le marché national est accaparé et le marché international instable. La demande explosera comme d’habitude durant ramadan alors que les stocks stratégiques ne sont pas constitués (viandes, lait, œufs…). Le confinement laisse une large tranche de la société dans une insécurité alimentaire dangereuse. Si des mesures ne sont pas rapidement prises pour donner un accès suffisant à l’alimentation à toute la population, le confinement ne sera tout simplement pas possible.
Il est évident qu’au rythme où vont les choses, la crise sociale n’est qu’une question de temps. Mieux vaut qu’elle ne se déclenche pas alors que la courbe de propagation n’est pas encore aplatie, au risque de la voir s’envoler, ni avant qu’elle ne touche le zéro, au risque de la voir repartir. Le gouvernement tente de devancer la crise sociale en soutenant la population qu’il reconnait comme précaire : celle enregistrée dans ses listes du ministère des Affaires sociales. Or, quiconque connait le niveau de vie réel des tunisiens, sait qu’il a dégringolé à un niveau insoutenable pour une bonne moitié de la population depuis deux semaines, si ce n’est plus. L’envol du prix des denrées alimentaires et l’absence de revenus amènera forcément les plus « civilisés » à manifester leur mécontentement en plein confinement. Les aides prévues par le gouvernement seront alors dérisoires.
Le paradigme auquel s’adosse le gouvernement pour imaginer dans l’urgence les mesures économiques à entreprendre stipule que l’économie nationale repose sur des secteurs définis, structurés par des entreprises privées piliers. Les secteurs les plus importants sont ceux qui font rentrer les devises (l’extractivisme, les services, le tourisme, le transport international…), car ils permettent de combler le déficit de la balance de paiement. Celle-ci doit toujours être positive pour que le pays soit solvable à l’étranger.
Dès les années 70, la Tunisie a mis au point tout un système pour soutenir ces piliers, les renforcer face à la concurrence internationale, les aider à profiter des avantages comparatifs du pays et les utiliser pour s’insérer dans l’économie mondiale. Ils ont pourtant été incapables d’évoluer dans la chaine de valeur ou d’apporter une quelconque contribution à l’économie nationale, si ce n’est de l’emploi précaire. Ils sont au contraire devenus des entonnoirs à rente, capturant toute la plus value produite localement et faisant relais aux plus avides des acteurs économiques étrangers.
A chaque crise, l’Etat tunisien s’empresse d’être aux côtés de l’élite économique censée maintenir les piliers de l’économie tunisienne. Et à chaque crise, la facture est payée par le contribuable et la dette, sans apporter un quelconque soulagement social ou économique. Il ne s’agit manifestement pas des bons piliers, si l’on continue à y investir c’est parce que nous y sommes conditionnés.
Les piliers d’une économie souveraine
Un écho de conscience résonne aujourd’hui dans le monde entier sur la nécessité de maintenir les écosystèmes naturels, de freiner la croissance, de réorienter les économies vers la production et la consommation responsables, d’investir dans la santé publique, de garantir un revenu minimal, de libérer la propriété intellectuelle, de réduire les inégalités… Des idéaux qui étaient passés de mode depuis que le capitalisme domine le monde. Ce système, nous le savons depuis longtemps destructeur et injuste mais nos modes de vie et nos économies y sont pré-conditionnées. La crise du Covid-19 suffirait-elle pour rompre le lien ?
Certainement pas définitivement, mais elle pourrait constituer l’occasion d’un virage économique bénéfique tout à fait négociable, si les bons piliers de l’économie réelle sont soutenus et si l’attitude est de dynamiser l’économie réelle, de mobiliser les ressources locales et de sortir de la dépendance. Si nous changeons d’optique sur notre économie, nous constaterons qu’une bonne moitié est informelle et les acteurs s’en accommodent presque bien. Mis à part quelques activités prises dans des logiques mafieuses et qui doivent être neutralisées, la plupart de l’activité informelle est bénéfique et subvient aux besoins de centaines de milliers de ménages. Elle doit toutefois se hausser aux standards du travail décent. Dans les faits, les dynamiques économiques locales sont aussi dépendantes du formel que de l’informel.
Nous constaterons aussi que l’agriculture continue à être, malgré les politiques désastreuses et les circonstances handicapantes, le secteur le plus résilient[1]. La crise alimentaire nous rappelle d’ailleurs son caractère stratégique, à la fois en termes de souveraineté alimentaire et de paix sociale.
Nous constaterons aussi que le libre-échange ne permet pas de subvenir aux besoins primaires aux moments de crise et qu’un minimum de capacité de production doit être garanti localement. Mais que l’initiative privée à petite échelle est capable de s’organiser pour fournir le marché local, que l’innovation ne manque pas et la demande non plus. La crise du Covid-19 a permis l’éclosion de dizaines d’initiatives que le système économique normal empêchait, d’une façon ou d’une autre, de germer.
Nous constaterons également que des secteurs tels que le tourisme, la sous-traitance ou les services sont d’une fragilité extrême et ne peuvent pas jouer le rôle d’ossature de l’économie nationale, quels que soient les avantages comparatifs dont ils bénéficient. Ils constituent en réalité des secteurs rentiers et les maillons faibles en temps de crise.