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En parcourant ce que le « voici » (ecce, en latin) de l’exposition propose, ce qui frappe au premier abord, c’est l’éros comme pulsion qui échappe à toute maîtrise de sa qualification, hétérogène et à mille visages comme le montre plusieurs toiles. Ces œuvres unissent en leurs espaces une panoplie de figures et d’expressions en-deçà desquelles s’affirme le visage comme présence pure face à nos visages de spectateurs pour faire l’expérience de l’altérité : celle du visage comme reste indépendant de toute signification, comme sens ultime de l’inatteignable pour tenter d’approcher Eros.

Le visage est nu de toute signification, de tout sens préétabli, le visage est ce qui désarçonne. Il est  « dés-astre » au sens Blanchotien surtout quand il est offert à la merci de tout ce qu’ Eros peut lui infliger comme douleur, jouissance, souffrance, rictus, cri de joie, de rut, de peine, grimaces de notre corps animal, de nos rides et de notre être pour la mort…Eros/Thanatos.

Ce qui est spécifiquement visage, c’est ce qui ne s’y réduit pas.

Levinas

Scrutant ces visages figurés, ce qu’il en sort, c’est avant tout l’ambivalence d’éros alliant la folie, l’hybris, le côté chtonien de Dionysos au côté lucide, mesuré et lumineux d’Apollon. Toutes les toiles baignent dans des couleurs chaudes, souvent celles du feu, non pas le feu qui détruit plutôt celui qui réchauffe et qui rend supportable les excès dionysiaques d’Eros. Les visages sont surtout féminins, énigmatiques, chtoniens mais illuminés par des couleurs chatoyantes et joyeuses qui rappellent le côté bien coloré de Klimt. L’un des tableaux intitulé « Dame de la sagesse 2 » représente une sorte de visage solaire qui semble imprégner toute la palette exposée.

Nous sommes comme dépassés par cette accumulation et condensation de figures parfois dans l’espace de la même toile, prises dans un orage solaire tel dans « Le cri » ou dans la tempête du bleu tel dans « Orgasmes et accouchements ». Ces visages jouissent, méditent ou souffrent mais avec un zeste d’ironie que représente bien le tableau intitulé « Etat de conscience » tirant la langue comme pour relativiser le côté sérieux d’Eros. En-deçà des visages, il y a les os des crânes qui s’appellent dans ces « préliminaires » qui montrent une inclinaison inscrite dans les profondeurs ; des os qui s’appellent comme captés en infrarouge devenu infra-bleu dans le tableau qui nous est offert.

En effet, l’ambivalence est aussi à l’œuvre dans cette impression d’être face à un style figuratif, une sorte d’expressionnisme figuratif à la Hopper ou à la Isabelle Bishop mais au sein de ce figuratif, il y a du non figuratif, un reste qui échappe à toute structure, une latence et un côté insaisissable qui est celui du visage au sens philosophique du terme. Cette figure-visage qui nous regarde, qui jouit, séduit, souffre ou rit est toujours plus que ce qu’elle exprime : Mystère de l’informe au sein même de la forme qui essaie de capter la pulsion d’Eros, qui ne la capte qu’accompagnée de ce qui se dérobe à la saisie, qui est là sans être là, à la fois figurée et non figurée. Tenter de rendre présente cette part d’altérité en est le pari car qu’est Eros si ce n’est l’expérience de l’altérité ? Badiou mais avant lui Lévinas l’ont bien compris. C’est là, le sens même d’un Apollon habité par Dionysos, à la fois chtonien dans ce qui échappe et clairvoyant dans l’indication, l’appel de ce qui échappe. Comment capter et mettre en forme la pulsion érotique ? Comment tenter de donner forme à ce qui échappe sans le réduire, en en donnant juste la teinte ou l’air, l’atmosphère ? Le pari de la peintre en ce sens est bien réussi : le latent et le patent coïncident dans ces « toiles-visages » et dans ces corps nus dont la sensualité émeut autant qu’un visage tel ce buste adoptant la forme d’une note musicale (« Geisha ») pour montrer le reste et l’appel que seule la musique en tant que langage de l’informe peut suggérer. Il y a quelque chose de musical dans l’univers que nous offre Amira Yaakoubi, quelque chose de non articulé dans ce langage du corps qui nous ramène à notre part la plus obscure mais dans des tableaux paradoxalement lumineux. Il faut dire que le thème choisi s’y prête. Eros ne se dit pas, Eros se vit avec le reste du dicible. Eros est visage au sens Lévinassien[1]. C’est ce que semble suggérer cette belle exposition qui se tient jusqu’au 2 mars à El Teatro.

[1] Dans Le Temps et l’autre Lévinas parle de l’Eros comme l’expérience de l’altérité par excellence : «  C’est seulement en montrant ce par quoi l’éros diffère de la possession et du pouvoir que nous pouvons admettre une communication dans l’éros. Il n’est ni une lutte, ni une fusion, ni une connaissance. Il faut reconnaître sa place exceptionnelle parmi les relations. C’est la relation avec l’altérité, avec le mystère, c’est-à-dire avec l’avenir, avec ce qui, dans un monde où tout est là, n’est jamais là. ». Emmanuel Lévinas, Éthique et infini, Fayard, 1982, p.60.