Discrète dialectique
Filmée par une caméra statique, Apparition susciterait une discrète dialectique : à la distance optique s’impose une sorte d’adhérence, et à ce mouvement d’approche répond quelque chose comme une déprise, comme si pour voir il fallait toucher. C’est dans ce mouvement que quelque chose s’organise en fait, un état de l’ombre s’y découpe, n’acceptant de céder un droit de passage à la lumière que pour partager son territoire. C’est le théâtre d’étranges ombres mouvantes : à la surface, des fragments montent qui naissent du filtre de la nuit, puis ces ombres font apparaître des silhouettes, des corps dont les contours et les détails photographiés en couleurs gagnent difficilement en netteté, avant de s’établir dans l’état et dans le temps où ils ont été captés. Le blanc lumineux cède peu à peu la place à des visages dont la pression des regards, proches et lointains, au milieu du cadre comme à ses bords, se focalise sur l’objectif. Ce qui se passe en effet ne serait rien d’autre qu’une manière de révéler une image en résistant à l’image elle-même.
Mais révéler l’image, ici, ne serait-ce pas confier aux mains la tâche d’inscrire une différence, de travailler ou de laisser opérer une tension ? Les mains chez Ismaïl Bahri sont certes l’opérateur d’un dépli, d’un écart dans le contact ; elles sont l’agent en faveur duquel quelque chose apparaît ou disparaît. Ici, elles nouent un rapport paradoxal entre l’ombre des mains et la perméabilité de la photo ou sa résistance à la surexposition. Négativement, le mouvement des mains se déploie progressivement en latéral, se déplaçant avec tact et grâce pour balayer la surface. Sans l’altérer, elles touchent le corps de l’image, avec une savante subtilité, dans une attention quasi-médicale, comme si elles déclenchaient le mécanisme de révélation par simple contact. Avec pour effet de tirer du néant des tranches d’opacité où le regard reconnaît au fur et à mesure le contenu invisible. Synchrone qu’elle est avec ce que les ombres laissent apparaître, Apparition se déroule délicatement, unie à ce qui apparaît comme l’est un corps s’affectant de son milieu.
Convoquer l’ombre
Peut-être est-ce là un geste qui n’est pas sans évoquer le développement d’un instantané. La vidéo de Bahri ménage un effet d’ordre comparable à celui de la camera obscura, à taille humaine. Avec le dispositif de la chambre noire, un spectacle se déroulant à l’extérieur est reproduit dans un espace clos, dans l’obscurité duquel le spectateur est inclus. La photographie ici filmée, a le statut de ces lanternes bénéficiant d’un éclairage qui en avive les ombres et lumières. Pris en charge par une altérité, l’effet d’Apparition est ici prescrit par la tension entre une lumière qui aveugle et une opacité qui révèle. Convoquer l’ombre, ce serait un geste qui sollicite les puissances discrètes d’un négatif, ou son dérivé radiographique, pour le projeter dans le présent de sa venue au visible. Convoquer l’ombre, ce serait une façon de se demander ce qui, de la mémoire, peut revenir à la faveur d’une affection. Ou ce qui, d’une image, peut venir à l’image.
De ce renversement d’attitude suscité par Apparition, une phénoménologie ne dira pas autre chose : pour que l’image apparaisse, il faut la toucher. La vidéo fait éclore le paradoxe d’une visibilité qui, sans se suffire à sa transparence, en appelle à une opacité pour apparaître. D’une simplicité confondante, le geste d’Ismaïl Bahri rappelle que le visible surgit à la pointe d’un tact, d’une caresse. S’il est banal que le toucher supplée à la vue, il l’est moins de supposer que le tact rend possible le perçu. Plus que toute autre dimension, l’ombre déposée d’une main permet d’entrevoir le plus invisible : le temps. Comme s’il fallait qu’une ombre s’étende sous l’image pour que celle-ci se souvienne et que s’y recompose, du bout des doigts, une mémoire hors de portée.