Au moment où la langue arabe peut sembler en question sur ses propres terres, avec une polémique au Maroc sur l’enseignement scolaire, une autre en Tunisie sur l’arabisation des enseignes commerciales, un autre au Liban sur le recul de l’intérêt pour cette langue, une autre encore sur sa survie même dans les pays du Golfe, il serait intéressant de prendre un peu de recul, et de tourner le regard vers l’extérieur du monde arabe, pour mieux revenir ensuite à « la terre ». Qu’en est-il de la présence de la langue arabe au-delà des frontières des 22 pays dont elle est en principe la langue officielle ? Quel accueil lui est-il réservé, quelles problématiques soulève-t-elle ?

Le présent article ne prétend évidemment pas être exhaustif, faute d’informations complètes étayées par des statistiques précises. Il vise plutôt à nourrir le débat en offrant un autre angle de vue. Notre propos n’est donc pas de faire un tour du monde qui nous permettrait de passer en revue tous les pays où la présence de l’arabe est attestée, mais de nous concentrer sur des lieux où sa présence suscite un débat. Deux d’entre eux nous ont semblé pertinents à ce titre : un pays européen, la France, et le « village global », celui de l’espace virtuel.

DES FRONTIÈRES MOUVANTES

Les langues ne peuvent être assimilées à leur territoire d’origine. Le meilleur exemple en est l’anglais : un anglophone sur trois seulement réside aux États-Unis ou au Royaume uni. « Rome n’est plus dans Rome », disait déjà Sertorius dans la tragédie de Pierre Corneille (1667). Mais cela vaut-il pour la langue arabe ? L’histoire nous confirme qu’après avoir débordé de la péninsule Arabique avec les conquêtes territoriales de l’empire omeyyade, la langue arabe aura embrassé d’autres aires culturelles. Non seulement par l’extension géographique, mais par le vaste mouvement de traduction qui a intégré, sous l’empire abbasside (750-1258), les multiples apports des civilisations grecque, indienne et perse. Les savants qui écrivaient alors en arabe, lingua franca de l’époque, étaient de toutes origines, à la fois ethniques et religieuses.

L’Andalousie est un autre exemple du non-sens de la confusion entre langue et territoire, la langue arabe ayant joué entre le IXe et le XIIIe le rôle de passeur de culture vers l’Europe par le biais de traductions d’ouvrages arabes en latin puis vers d’autres langues européennes. Celles-ci en gardent encore l’empreinte avec des centaines de mots d’origine arabe, ou ayant transité par l’arabe. À la fin du XIXe siècle et au début du XXIe, c’est l’Europe qui s’invite dans la langue arabe à travers des idées modernes qui se traduisent par une production active de néologismes.

Aujourd’hui, même si la présence de la langue arabe est relevée sur tous les continents, nous nous intéresserons surtout à sa présence en Europe, pour les raisons déjà mentionnées de proximité géographique et de relations historiques. Sur le Vieux Continent, nous mettrons tout particulièrement l’accent sur la France.

Si la diaspora arabe en Espagne, selon certaines études, peut sembler plus importante que son homologue en France, surtout si elle est rapportée à la population autochtone, la question de la langue arabe ne se pose guère dans ce pays. L’interprète et journaliste arabo-espagnol Chawki Rayess le souligne, tout en nous faisant remarquer que sur le plan culturel, la Casa árabe ne tient pas la comparaison avec l’Institut du monde arabe (IMA), « dont il n’a ni les objectifs ni l’ambition ni les moyens ». Il en est de même, en Allemagne, du Deutsches Orient Institut qui a dû fermer ses portes il y a près de quinze ans, faute de financement, nous indique Aref Hajjaj, ex-interprète officiel pour la langue arabe en Allemagne, d’origine palestinienne. « De plus, ajoute-t-il, malgré la récente arrivée massive d’immigrés arabes dans ce pays, la question de la langue ne fait pas irruption dans le débat public. »

Pas de polémique linguistique non plus à Londres, qui n’abrite d’ailleurs aucun institut culturel semblable à l’IMA. Même si la capitale britannique est traditionnellement une terre d’élection pour la presse arabophone du Golfe, la question de la langue ne s’y pose pas. Par ailleurs, la communauté arabophone de Londres, tout comme celle d’Allemagne ou d’Espagne, ne semble pas jalouse de sa langue d’origine. Un fait que déplore Abdul Rahman Azzam, auteur anglo-égyptien, qui estime « qu’être coupé de sa langue est bien triste ».

PARADOXE FRANÇAIS

La France, à plusieurs égards, semble un cas tout à fait à part. L’IMA évoqué plus haut est l’un des nombreux témoignages d’une relation privilégiée avec le monde arabe. Il en est de même de la multitude de centres de recherche spécialisés sur la région, phénomène salué comme étant unique au monde par Leila Chahid, ex-ambassadrice de Palestine lors d’un colloque à l’IMA (21 mai 2016). La France peut également s’enorgueillir d’une longue tradition, toujours vivace, d’arabisants de haut vol, et d’un vaste réseau d’écoles françaises dans les pays arabes où près de 120 000 élèves de toutes nationalités reçoivent des cours de langue arabe.

La France aura par ailleurs marqué, à travers sa philosophie des Lumières, le mouvement socioculturel de renaissance arabe au tournant du siècle dernier. Paris a accueilli des figures majeures de la Nahda pour de longs séjours : Rifa’a Al-Tahtawi pour cinq ans à la fin du XIXe siècle (1826-1831) et Taha Hussein pour quatre ans début XXe (1915-1919). Les autorités publiques françaises ont depuis longtemps valorisé la langue arabe. Dès le XVIe siècle le roi François 1er décidait de l’introduire au Collège de France, au même titre que d’autres langues orientales. Le ministre de l’éducation Jean-Michel Blanquer redisait en septembre 2018 tout l’intérêt qu’il y avait à l’enseigner, à l’instar d’autres grandes langues vivantes, dès le plus jeune âge. On se souvient encore de la retentissante polémique qui a accueilli ses propos.

C’est que la France est aussi un pays où une simple déclaration officielle sur le « prestige » de cette langue peut provoquer une tempête médiatique qui dure une semaine entière… Controverse devenue rituelle, orchestrée le plus souvent par la droite en période électorale, et visant à exploiter le thème de l’insécurité liée à l’islam, nonobstant le fait que cette langue est aussi celle des chrétiens d’Orient et historiquement de nombreux juifs sépharades. Controverse qui finit par affecter les esprits, même lorsque la langue arabe est enseignée dans un cadre totalement laïque comme à l’école publique. Cette peur obscure peut décourager les familles comme les proviseurs des lycées, et les faire renoncer à l’ouverture de cours d’arabe. Inutile de rappeler qu’il n’y a pas péril en la demeure : un élève sur mille seulement, en France métropolitaine, apprend l’arabe à l’école primaire, deux sur mille au collège et au lycée. À l’université et dans les grandes écoles, ils ne sont pas plus de 9 000.

UN COUP DE CŒUR

On ne peut qu’être perplexe face à un traitement aussi paradoxal, entre hommage et dénigrement. L’hommage est notamment remarquable chez les diplomates français — outre leur maîtrise étonnante, tant de l’arabe littéral que du dialectal. Pour ne citer que quelques noms, François Gouyette, ambassadeur de France en Arabie saoudite, fait souvent preuve d’une éloquence de nature à faire pâlir d’envie non seulement ses collègues étrangers, mais certains arabophones eux-mêmes. « La langue arabe a joué un rôle déterminant dans ma carrière, nous explique-t-il. « Le Cadre d’Orient, auquel j’appartiens, est, me semble-t-il, une particularité française, même s’il existe dans les ministères des affaires étrangères d’autres États, des filières de diplomates arabisants. »

Julian Clec’h, jeune diplomate talentueux en poste à Amman, et qui a laissé un souvenir exceptionnel au Koweït en tant que conseiller culturel, fait preuve du même enthousiasme. Delphine Lida, à la direction du protocole, avec une longue expérience des réunions multilatérales et une maîtrise de plusieurs langues n’hésite pas à nous dire : « C’est la plus belle langue que je connaisse ».

Ce n’est pas par carriérisme que ces diplomates ont choisi l’arabe, mais parce qu’à un moment de leur vie, ils ont eu un coup de cœur pour elle. « Je n’en ai pas fait l’apprentissage dans un but utilitaire, » explique Delphine Lida. « J’ai toujours été motivé pour l’apprendre et j’ai choisi d’en perfectionner l’apprentissage à l’École supérieure d’interprètes et de traducteurs (ESIT) », précise l’ambassadeur Gouyette. Et Julian Clec’h de confirmer cette motivation : « J’ai décidé d’apprendre cette langue bien avant de savoir que je voulais devenir diplomate. »

Comment expliquer un tel engouement ? Cleach souligne la richesse « d’une langue dont on ne termine jamais l’apprentissage… Un travail intellectuel permanent. » Idem pour Delphine Lida qui note « une satisfaction intellectuelle toute particulière, en plus de la musique de la langue, sa poésie ». Enfin, tout comme ses jeunes collègues, l’ambassadeur Gouyette rappelle qu’il « s’agit aussi d’une langue internationale ».

À travers leurs motivations, ces diplomates expriment sans nul doute un trait typiquement français : un vif intérêt pour tout ce qui représente une richesse culturelle. Cet attrait pour la culture dont la langue arabe est porteuse nous est par ailleurs confirmé par des échos recueillis dans des milieux professionnels très divers (ceux de l’entreprise, des médias, des centres de formation) comme a pu le montrer le séminaire organisé à l’IMA, dont les actes publiés sont consultables.

UNE IMAGE ÉLITISTE

On peut donc s’interroger sur les raisons d’une polémique récurrente qui peut prendre tout d’un coup les allures d’une « affaire » politique vitale. Sur l’image que peut avoir l’arabe en France, nous avons voulu recueillir l’avis d’une Française qui a appris la langue. Frédérique Foda est historienne de formation, agrégée d’arabe, longtemps chargée d’actions culturelles au Centre de langue et de civilisation arabes de l’IMA, co-auteure avec Brigitte Trincard d’un manuel novateur pour l’enseignement de la langue, coordinatrice au sein du même Centre de langue du test sur ordinateur tout aussi novateur Evalang, mis au point en coopération avec le Centre international d’études pédagogiques, et cofondatrice d’une certification internationale en langue arabe à l’IMA« L’arabe est une langue perçue de manière très contrastée, nous dit-elle. « On voit se superposer des images très différentes, voire contradictoires, selon l’histoire personnelle des individus et la familiarité qu’ils entretiennent avec cette aire culturelle ou pas », ajoute celle qui a fait de longs séjours dans plusieurs pays arabes. « Il y a l’image de la langue difficile, exigeante et donnant accès à une grande culture : c’est l’image perçue dans l’enseignement supérieur (figures des grands érudits orientalistes, des savants arabes de l’époque médiévale…). »

Mais cette image élitiste ne maintient-elle pas la langue dans une altérité radicale ? Frédérique Foda l’évoque indirectement : « Il y a bien sûr aussi l’image un peu “fantasmatique” héritée de l’orientalisme : une langue mystérieuse (la graphie “hermétique”), qui donnerait accès à un monde merveilleux (Les Mille et une nuits, le soufisme…), imaginaire teinté d’érotisme par ailleurs. » Cette arabisante, ancienne de l’Institut national des langues et des civilisations orientales (Inalco), précise : « À ces images s’ajoute celle de la réalité de la France d’aujourd’hui et de son histoire proche, l’immigration de populations venant d’un monde anciennement colonisé par la France. La langue est cette fois envisagée dans son registre le plus prosaïque, voire familier et dans son lien avec la religion : c’est la langue “d’origine ” des communautés immigrées en France, populations plutôt socialement déclassées, “religieuses”, voire dernièrement dites “extrémistes”, présentant des difficultés à s’assimiler, dont les enfants sont plutôt en difficulté scolaire ». À la peur de l’autre se mêle donc un mépris de classe, savamment exploité par la droite dure et l’extrême droite.

Notre interlocutrice tient toutefois à nuancer : « Je m’empresse d’ajouter que je croise aussi et sans cesse des discours “arabophiles” de chefs d’établissement viscéralement attachés à cette langue et qui la défendent, prônent l’ouverture de classes, soutiennent les demandes quoiqu’il arrive. » Et d’enchaîner : « Il y a une dernière image, que j’ai rencontrée souvent chez des personnes venant l’apprendre à l’IMA ou qui y inscrivaient leur enfant, celle de personnes ayant vécu dans le monde arabe pour des raisons professionnelles. Bien souvent, c’est une image apaisée, loin des fantasmes et de la méfiance : une petite élève américaine qui était dans mon cours à l’IMA et dont la famille avait vécu en Tunisie. Une mère de famille franco-britannique, qui renonce à la section britannique de l’école pour inscrire son enfant en 6e “bilangue” anglais-arabe, “parce qu’il désire parler en arabe avec ses copains” ; même chose entendue chez un élève d’un collège de Trappes. » Elle en conclut que « plus les personnes sont éloignées de la langue et plus les représentations fantasmatiques sont fortes ».

UNE CURIEUSE ALLERGIE

Outre l’ignorance, que confirme l’aphorisme arabe « l’homme est l’ennemi de ce qu’il ignore », il existe sans doute d’autres raisons, plus profondes, qui peuvent expliquer cette curieuse « allergie ». L’une d’elles tient au protectionnisme linguistique qui caractérise la France de manière générale, notamment à l’égard de l’hégémonie de l’anglais. Attachement historique des Français à leur langue comme à un réceptacle de leur identité, renforcé par la Révolution française et l’émergence de l’État-nation. Dans sa période coloniale, lorsque la France a voulu « assimiler » l’Algérie comme faisant partie intégrante de son territoire, elle avait activement lutté contre l’usage de l’arabe classique. Le Conseil d’État avait même promulgué le 8 mars 1935 un décret qui déclarait que la langue arabe était… « langue étrangère », sur son propre territoire.

C’est sans doute le souvenir enfoui de la guerre d’Algérie qui nourrit dans l’imaginaire collectif les pires fantasmes à l’égard de la langue arabe. L’indépendance algérienne avait rejeté vers la France un million de Français établis en Algérie, dont certains y étaient nés et ne se reconnaissaient pas d’autre patrie. Cette épreuve historique n’a pu être digérée, convenablement surmontée, faute d’un traitement adéquat dans le débat public, la littérature, le cinéma, dont ont largement bénéficié d’autres épisodes historiques.

Le feu continue de couver sous la cendre, prêt à jaillir en peurs archaïques, comme celle d’une contre-colonisation culturelle. À entendre certains discours de la droite, on se croirait au temps des croisades. Le fait de vouloir identifier la langue arabe à la religion musulmane est également un facteur de discorde, dans un pays qui s’enorgueillit d’avoir conquis la laïcité dans un bras de fer historique avec l’Église.

DES ÉCHANGES SANS FRONTIÈRES

Y a-t-il moyen de mettre fin à ces idées reçues ? Frédérique Foda le pense. Par le biais d’une promotion, auprès du public le plus large possible, d’une image moderne de la langue, notamment à travers des manuels attractifs. « Je crois aussi beaucoup au rôle des enseignants d’arabe, ils ont une vraie responsabilité » , explique-t-elle.

Il est vrai que tout ce qui peut rappeler que la langue est avant tout un moyen de communication, et non pas seulement une filière d’excellence pour une poignée d’orientalistes ni un simple marqueur identitaire est forcément de nature à désamorcer les préventions. D’où l’importance vitale d’une large diffusion sur les médias modernes. C’est le sens d’initiatives telles que celle de Luc Deheuvels de l’Inalco avec son Mooc plein d’humour. Ce sont aussi les initiatives fort intéressantes et utiles sur les réseaux sociaux, telles que la page Facebook Arabothèque de Myriam Mouffok, qui a plus de 5 600 followers et la page Arabisant. e. s du monde animée par Fatima Mezyane, inspectrice d’arabe à l’Éducation nationale, qui attire de plus en plus d’adeptes. Ce qui est remarquable dans ces pages animées par des Françaises d’origine maghrébine, c’est le regard serein qu’elles portent sur une « langue du monde » parmi d’autres, le caractère attractif et varié de leurs publications, bien loin des polémiques populistes stériles.

L’espace virtuel est le « lieu » par excellence de l’extra-territorialité de la langue arabe et mériterait à ce titre une étude à part. La langue arabe occupe la quatrième place sur Internet. La progression s’est faite de manière fulgurante, en quelques années seulement (en 2015 l’arabe ne figurait même pas parmi les 10 premières langues). La raison en est sans doute la migration de la presse papier arabe vers la presse numérique, le recours de plus en plus massif aux réseaux sociaux, la floraison de blogs en arabe, de pages Facebook individuelles ou de groupe, de bibliothèques sonores et d’applications pour audiolivres. L’audiovisuel arabe n’est pas en reste avec YouTube d’une part et les chaînes satellitaires arabophones de l’autre. Celles-ci, après avoir gommé les frontières entre pays arabes ont débordé la région : de nombreux pays étrangers se sont dotés de chaînes arabophones pour servir leur diplomatie d’influence.

UNE COEXISTENCE PACIFIQUE AVEC LES DIALECTES

Dans cette masse de contenu numérique et audiovisuel, les frontières sont également gommées entre l’arabe littéral, commun à tous les pays arabes et les divers dialectes, particuliers à chaque pays. Certains arabophones s’en effraient, considérant qu’il y a là un péril qui menace l’intégrité de la langue littérale, une langue qui échappe subitement à tout contrôle, et sort de ses domaines savants ou officiels. Son usage par le tout-venant, sans observation stricte des règles de la grammaire, pourrait, selon eux, l’exposer à une altération irréversible. D’autres voudraient voir triompher les dialectes. En réalité, on assiste davantage à une coexistence pacifique des diverses variétés de la langue arabe qu’à une rivalité entre elles ou à une destruction des unes par les autres.

Une autre problématique soulevée par certains universitaires arabes est celle du désordre actuel dans le domaine de la terminologie. Le vaste mouvement de traduction, quelque peu précipité, de textes étrangers par les médias arabes a produit une profusion de néologismes. Il en résulte souvent une multitude de termes désignant une même notion.

Malgré tous ces aléas, et à l’instar de l’historien Ahmed Beydoun, dans son dernier livre dont la traduction du titre en français est « En compagnie de la langue arabe ». Il convient de se féliciter de cette expansion planétaire, signe d’une grande vitalité, et du fait que l’arabe littéral retrouve sa fonction première d’outil de communication. L’auteur, qui n’éprouve pas de craintes pour la pureté de l’arabe littéral, exprime en même temps le souhait légitime de voir se conjuguer les efforts nationaux pour une plus grande harmonisation des usages (il y a actuellement 11 académies réparties sur plusieurs pays alors que la langue littérale est la même partout). Une académie unifiée pourrait notamment s’atteler à la production de dictionnaires qui tiendraient compte de l’évolution rapide de la langue.

Tout cela nous ramène en fin de compte à la « Terre ». Et aux États qui y ont établi des frontières. États dont les politiques linguistiques ont souvent été erratiques. Une arabisation précipitée et incomplète a pu creuser les inégalités sociales, seuls les enfants des classes aisées pouvant poursuivre une scolarité multilingue dans les écoles privées et accéder aux disciplines scientifiques à l’université, dont l’enseignement demeurait en langue étrangère. C’est à ces États qu’il appartient pourtant d’accompagner la formidable dynamique de l’arabe à travers le monde par un enseignement moderne et attractif de la langue, et de jeter les bases d’une harmonisation de la terminologie, notamment en contenant le « chauvinisme » académique.

Or une telle conscience officielle semble défaillante. C’est ce que relève Chawki Rayess, qui a sillonné le monde à travers les conférences internationales des diverses agences de l’ONU, dont les six langues officielles comprennent l’arabe. Il porte un regard très sévère sur l’indifférence des délégations officielles vis-à-vis de leur langue, ce qui à son avis reflète une déshérence au niveau des États. À quelques rares exceptions près, comme celle du Doha Institute for Graduate Studies qui a notamment créé un impressionnant dictionnaire en ligne. L’Institut s’est adjoint des linguistes réputés, et a organisé des colloques très pointus sur la langue arabe.

La déshérence est en tout cas notoire dans le système scolaire. Il convient de rappeler que c’est à l’école qu’on apprend l’arabe littéral, celui de toute communication formelle. La situation est particulièrement désastreuse dans les écoles publiques, qui accueillent la masse des écoliers (sans parler des écoles dévastées par les situations de guerre). Même en temps normal, la pédagogie y est souvent archaïque, et la langue arabe enseignée de manière rébarbative. Elle est rarement perçue comme un moyen de transmission du savoir, a fortiori scientifique et technologique, ce rôle étant dévolu aux langues étrangères. Sans compter que les États arabes sont loin de favoriser un environnement propice à la production du savoir, condition fortement souhaitée pour qu’une langue soit véritablement internationale. Et que c’est aux États arabes de veiller à une certification internationale de la langue, gage de valorisation et de modélisation de l’enseignement, à l’instar de toutes les grandes langues vivantes.

Nous dirons en conclusion qu’on ne peut pas parler de « crise existentielle de la langue arabe », mais bien plutôt de la crise d’un ordre arabe agonisant, avec des États défaillants — sur l’éducation comme sur tout le reste —. Il faut désormais espérer la relève.