Les articles publiés dans cette rubrique ne reflètent pas nécessairement les opinions de Nawaat.

Rappelons qu’au lendemain de la révolution tunisienne, les  pays et les ensembles régionaux membres du G7 dont l’UE, ont imposé à la Tunisie et aux pays Arabes touchés par la vague de révoltes contre les dictatures, la reconduction de la politique d’ouverture intégrale de leurs marchés et d’intégration dans la mondialisation économique qui avait été initiée par la création de l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC) suivie depuis 1995 par la signature des accords de libre-échange industriel avec l’UE.

Le G7 : une gouvernance oligarchique supranationale au service du libre échange inégal

Il importe de souligner que le G7 avait  été constitué en 1975  dans le cadre du Fonds Monétaire International (FMI) en réaction à la crise économique et financière générée par la guerre de 1973 et le recours par les pays arabes soutenus par l’URSS au blocus pétrolier à l’encontre des USA en raison de leur  soutien à Israël. Sa vocation première a été la mise en place d’une gouvernance oligarchique mondiale supranationale basée sur la promotion de l’économie de marché et du libre-échange intégral des biens et services en tant qu’unique forme de gestion des relations économiques et commerciales à l’échelle mondiale. (1)

Dès le début des années 80, ce système revendique le bannissement de toute forme de protectionnisme, de collectivisme et d’organisation socialiste des affaires économiques nationales et mondiales ainsi que la promotion du secteur privé en tant que principal acteur économique aux dépens de l’Etat national et de ses attributs souverains dans la définition de ses choix économiques. A noter que cette uniformisation de la pensée et de la politique économique va se traduire par un recul de la démocratie en occident tant au niveau national que multilatéral. Il en résulte également un affaiblissement des Etats nations face au système multilatéral oligarchique dominé par l’occident ainsi que la marginalisation du système des Nations Unies qui est basé sur le principe de l’égalité des Etats indépendamment de leur poids économique.

Ainsi, les élections ne se traduisent plus aux Etats-Unis et dans les pays européens par une alternance des politiques et des choix économiques qui sont décidées en dehors des frontières par des institutions supranationales non démocratiquement élues qui privilégient les intérêts du capital mondialisé aux dépens de la souveraineté des Etats et des pouvoirs élus, ce qui entache considérablement la crédibilité du système démocratique occidental.  Certains spécialistes estiment que les tentatives du tiers monde d’accéder au développement, à la  souveraineté et à la démocratie ont été sacrifiées par cette multilatéralisation oligarchique des relations internationales. En effet, celle-ci  a mis un terme aux tentatives initiées au sein des Nations Unies par les non-alignés et les pays nouvellement indépendants pour la mise en place d’un système économique et commercial mondial plus juste, plus équilibré, et plus démocratique tenant compte des écarts de développement et des disparités économiques entre pays développés et sous-développés.

En fait, ces tentatives de rééquilibrage des relations internationales sont perçues comme un danger pour les intérêts des grands pays industrialisés et de leurs multinationales qui détiennent des capacités exclusives de surproduction d’échelle planétaire dans les secteurs stratégiques industriels et agricoles dépassant leurs marchés nationaux. D’où leurs besoins pressants et vitaux d’éliminer toutes les entraves au libre-échange afin de préserver leur domination du commerce mondial et étendre leurs marchés à l’infini. A noter que suite à l’effondrement du bloc soviétique, ce système a été étendu par les Etats-Unis et ses alliés occidentaux au reste de la planète dans le cadre de la mise en place du nouvel ordre mondial unipolaire qui coïncide également avec la création de l’UE. Celle-ci se substitue à la Communauté économique européenne et adopte une nouvelle doctrine diplomatique dite d’intégration à l’égard de son voisinage  arabe et méditerranéen.

Cette doctrine repose sur les préceptes ultralibéraux de l’OMC qui préconise le libre-échange illimité des produits industriels, agricoles ainsi que des services et ce, par l’élimination totale des barrières douanières et toutes les formes d’obstacles administratifs et réglementaires. Mais face au blocage des négociations au sein de l’OMC sur l’extension du libre-échange aux services et à l’agriculture en raison des réserves de certains pays émergents, l’UE impose aux pays du sud des accords bilatéraux dont celui conclu en 1995 avec la Tunisie portant sur les produits industriels qui prévoit son extension par le biais de l’ALECA. (2)

Les fausses négociations Tunisie UE au sujet de l’ALECA

Il importe de souligner que depuis l’ouverture officielle des négociations en octobre 2015 et la tenue du premier round en avril 2016, la plupart des composantes de la société civile et des organisations nationales et syndicales ainsi que des partis d’opposition se sont mobilisés pour dénoncer les dangers de l’ALECA notamment pour l’agriculture et les services tunisiens qui sont les principaux secteurs menacés par l’extension du libre échange inégal avec l’Union européenne  par le biais de l’ALECA. Ils dénoncent aussi l’opacité et l’absence de transparence qui entoure ces négociations reprochant au gouvernement d’avoir accepté de négocier sans bilan préalable de l’accord de 1995, sans mandat précis de l’Assemblée des représentants du peuple et sans avoir élaboré de document de travail tunisien traduisant une vision tunisienne d’avenir des relations tuniso-européennes.  Sans compter l’absence de concertations et de débat public sur un dossier aussi capital qui a été sciemment exclu des échéances électorales alors qu’il engage l’avenir de la Tunisie et ses intérêts vitaux.

Il est également reproché au gouvernement l’adoption comme base de négociations de « l’offre européenne » qui privilégie la dimension purement commerciale de l’accord ignorant totalement, les écarts considérables entre les deux parties en termes de potentiel productif, de développement technologique, scientifique ainsi qu’en termes de poids économique à l’international. Sans  compter l’extrême précarité et les graves déséquilibres dont souffre l’économie tunisienne désarticulée qui croule sous le poids d’un surendettement désormais insoutenable et ingérable. En vérité, il est maintenant établi, après trois années de prétendues « négociations », que les gouvernements successifs post-révolution se sont engagés d’avance à adopter l’ALECA dont ils ne contestent pas le bien-fondé. Et ce, indépendamment des vives inquiétudes qu’il suscite en Tunisie. Et c’est ce qui explique l’absence d’une vision et d’un projet gouvernemental d’autant plus que ce genre d’accord se présente en fait, à l’instar des plans d’ajustements structurels du FMI, sous la forme d’un contrat d’adhésion et de règles figées non négociables pour l’essentiel.

C’est pourquoi, il est difficile de concevoir de véritables négociations entre la Tunisie et l’Union européenne tant les rapports de force sont déséquilibrés et compte tenu de la nature de cet accord ainsi que l’attitude gouvernementale totalement acquise à l’ALECA. Dès lors, les discussions portent essentiellement sur la segmentation de l’accord qui est « négocié » en axes séparés parallèlement à son inclusion progressive dans la législation tunisienne par une sorte de politique du fait accompli qui tend à s’accélérer en prévision des prochaines échéances électorales en Tunisie. Elles portent également sur les calendriers et les délais de mise en œuvre et n’impliquent dès lors aucune concession substantielle tenant compte des intérêts de la Tunisie.

Destinée à contourner les réserves suscitées en Tunisie par l’ALECA menée en étroite coordination avec les plans d’ajustements structurels du FMI initiés depuis 2013, cette stratégie a déjà touché les secteurs sensibles notamment l’agriculture, les services, la protection des investissements, l’adoption des normes européennes… Et ce, en dépit de la propagande officielle qui prétend que ces secteurs  demeurent protégés et que leur ouverture est tributaire de leur mise à niveau à l’instar du secteur industriel dans le cadre de l’accord de 1995. D’ailleurs, cet accord portant essentiellement sur les échanges industriels a engendré l’ouverture des marchés tunisiens aux multinationales dans de nombreux secteurs notamment les services associés aux produits industriels, la grande distribution, les technologies de l’information et autres. Son bilan chiffré a été désastreux en termes de destruction du tissu productif industriel tunisien et en termes de retombées catastrophiques sur nos équilibres financiers et notre balance commerciale. Quant au secteur agricole tunisien agonisant, il a été détourné sous la pression des institutions financières internationales vers les cultures d’exportation détenues par les grands agriculteurs au détriment de notre sécurité alimentaire et la petite paysannerie tunisienne dont la production est destinée au marché tunisien.

S’agissant de la mise en œuvre déguisée du libre-échange intégral, il convient de signaler la gravité des nouvelles lois adoptées depuis 2016 qui impliquent des atteintes notoires à notre souveraineté et la remise en cause de nombreux acquis de l’indépendance. Au nombre de celles-ci, la loi sur la promotion de l’investissement qui intègre toutes les conditions de l’ALECA et ouvre la possibilité aux étrangers d’investir tous les secteurs y compris le détournement des terres agricoles vers les cultures énergétiques ainsi que vers le tourisme et l’industrie. Il convient aussi de signaler la mainmise étrangère sur la Banque centrale tunisienne et notre monnaie nationale par le biais des deux lois adoptées en la matière, la loi sur le partenariat public privé et les lois sur l’adoption des normes européennes dans la législation tunisienne.

Pour de vraies négociations entre la Tunisie, l’UE et le G7

En somme et compte tenu de ce qui précède, il est évident que les conditions minimales requises pour de véritables négociations mutuellement bénéfiques entre la Tunisie et l’UE ne sont pas réunies et les négociations en cours ne peuvent déboucher que sur la consécration de la domination et la main mise économique européenne sur la Tunisie.

Dans mes prochains écrits je proposerai une nouvelle approche des relations Tunisie-UE basées sur l’initiation de véritables négociations aboutissant à un véritable partenariat que je n’ai cessé d’appeler de mes vœux depuis la signature en 2014 du plan d’action qui a ouvert la voie à l’ALECA. Ces négociations supposent l’ouverture d’un dialogue stratégique avec le G7 et l’UE prenant en compte le bilan du partenariat de Deauville et des plans d’ajustements structurels conclus avec le FMI ainsi que l’évolution du contexte géopolitique aux plans régional et mondial.

Elles impliquent également l’ouverture de négociations bilatérales avec chacun des membres du G7 tenant compte de la particularité de nos relations avec ses pays qui sont nos principaux partenaires économiques tout en assumant des responsabilités particulières au sein des institutions financières internationales.

Notes :

  • Bertrand Badie, « La diplomatie de connivence : Les dérives oligarchiques du système international », La Découverte, 2011
  • Maxime Combes, Thomas Coutrot, Frédéric Lemaire, Dominique Plion, Aurélie Trouvé, « Les Naufragés du Libre-échange : De l’OMC au Tafta », Editions Les Liens qui Libèrent, 2015