Il n’est pas facile de passer à côté de ses films. Divisant dans les grandes largeurs, son cinéma est dit bizarre, peu aimable. C’est pourtant une démarche qui n’est pas en sucre. S’il n’y ménage pas de place pour les bons sentiments et les dogmes qu’ils tractent, Jilani Saadi est l’un des rares réalisateurs, dans l’écosystème du cinéma tunisien, à offrir ses films fauchés à une fragilité en phase avec le présent. Franc-tireur d’un cinéma qui avance moins à tâtons qu’il ne fonce comme s’il repartait à zéro à chaque film, l’auteur de l’inoubliable Khorma (2003) ne sait toujours pas où il va, mais sait au moins ce qu’il veut. Il ne sait pas où il va, et tant mieux, car le travelling avant qui ouvre Bidoun 3 scelle les prémisses d’un film dont le programme n’est pas tout à fait prévisible. Mais par cette manière-là d’inscrire dans son espace diégétique la trajectoire d’un désir, il sait un peu ce qu’il veut, sans être à court de munitions quand il s’agit d’aller « encore plus loin ».

Sans rien perdre de l’énergie fébrile de Bidoun  et Bidoun 2, Jilani Saadi ne cesse ici d’enfoncer le clou. Si l’on y retrouve la même liberté qui lui a permis de s’emparer d’un matériau pauvre pour hacher menu l’image et la mécanique du récit, Bidoun 3 n’est pas l’aboutissement définitif d’une trilogie. Jilani Saadi retranche, soustraie, pour toucher le fond de ce qu’il attend de sa caméra GoPro, qu’il dégaine comme une carte d’excentrique. Mais l’expérimentation n’est pas ici célibataire. Car sans forcer le moteur, ce troisième film ne semble pas s’extraire de ce qui risque de devenir une méthode, même en actant les retrouvailles avec un schéma narratif plus sage. C’est sur le croisement de deux trajectoires, s’inventant sur écran en même temps qu’on les découvre, que fonctionne le film tout entier dans son mouvement centripète.

En abscisse, on a un deuil impossible ; en ordonnée, un désir d’émancipation. Passés les premiers moments, une première séquence relève les symptômes, avant d’installer le débit alterné du montage. Momo, un homme d’âge mur à la triste figure d’alcoolique sans satiété en vue, se fraye difficilement un chemin depuis que sa mère est partie. Il trébuche, perdu entre ciel et terre, tandis que la vie l’abandonne peu à peu ; errant au pied des éoliennes comme les moulins à vent de Don Quichotte, son lent naufrage le conduira à tenter vainement le suicide. Douja, à peine bachelière, quitte le foyer familial pour rejoindre la capitale ; contre la volonté de ses parents, elle veut devenir chanteuse. Bien décidée à se faire accepter telle qu’elle est, elle ne recule devant rien. S’il les lance sur la piste d’une vengeance, après que le petit ami de Douja l’a larguée sur l’autoroute Tunis-Bizerte, le film prend soin de ne pas rayer le père réel de la jeune fille au profit d’un père symbolique de substitution. Ce duo d’éclopés du principe de réalité, dynamique idéale des figures duelles qui peuplent l’œuvre de Jilani Saadi, ne fonctionne pas selon un principe de relais. Bidoun 3 écarte cette possibilité pour rendre solidaires deux solitudes obstinées de conserver, envers et contre tout, une liberté qui est le seul vecteur de leur désir.

Ce goût d’une altérité aux prises avec la domination n’est pas étranger à ce cinéma. Ce qui s’interpose ici entre l’œil et l’écran, c’est l’impression que Bidoun 3 récolte, en l’essorant, ce que Jilani Saadi a semé dans ses autres fictions. Cela est vrai en partie. Entre la part maudite de Marchandage nocturne  (1994) et la clandestinité amoureuse de Dans la peau (2015), en passant par la violence et l’impuissance de Tendresse du loup (2006), il n’est pas étonnant que les personnages sans pedigree gravitent dans l’orbite des désaffiliés. Marginaux, filles énamourées et perdants composent l’univers du cinéaste ; mais ils s’inventent à chaque fois leurs propres règles dans un espace-temps aux possibles flottants. Or, à la différence des noces inabouties d’Ons avec Halim dans Winou Baba ?, la rencontre de Momo et Douja comme celle d’Aïda et Abdou dans Bidoun 2, ne va pas sans quelque chose qui passe en contrebande : elle n’est pas le prétexte d’une idée de réalité que le film aurait à exprimer. Loin de la limiter à son ressort dramatique, Bidoun 3 laisse cette altérité contaminer plus ou moins la forme de la représentation.

L’examen systématique des films de Jilani Saadi permet de comprendre en quoi cette altérité et ses variantes font plus qu’entrer les personnages dans une négativité sans emploi. Certes, le cinéaste a pour habitude de malaxer cette pâte, comme s’il cherchait une zone d’incertitude où il devient risqué d’exister hors le regard encombrant du Père. C’est le cas ici de Douja. Mais il flotte aussi dans Bidoun 3, peut-être plus qu’ailleurs, l’impression que le risque opposé n’a pas du mal à s’incarner. Le régime maternel qui ordonne chez Momo fantasmes et pulsions dit à la fois cette possibilité et son objet. Le désir œdipien chevillé au plus profond du corps fonctionne ici comme s’il était à portée de main ou branché immédiatement avec son inconscient : la scène de danse sous les yeux de sa mère photographiée, comme la scène de sexe aux toilettes, ne prive pas Momo de l’objet sur lequel il projette ses représentations. Le poulet, tout en servant de sex-toy, lui permet de réincarner la silhouette d’une mère-poule : l’objet partiel, l’objet transitionnel est de ces choses que Jilani Saadi prend au pied de la lettre, détourne, déplace et condense. La particularité de Bidoun 3, dans sa reprise de ces tours familiers du cinéaste, réside peut-être dans une littéralité de la représentation qui fait passer le point de vue le plus incongru pour une banalité étrangement déplacée. S’il ne le fait pas valoir pour plus que lui-même, ce régime de représentation met à mal le point de vue sans l’amputer de sa possibilité de circuler.

Car bien que ses rares allusions au contexte social soient si circonstanciées qu’on ne réclame pas des clefs – on pense à cette scène des barbus détruisant les bouteilles d’alcool de Momo et incendiant sa maison –, Bidoun 3 prend la tangente pour accompagner ses personnages sans pour autant les traquer. Les longs travellings-avant parcourant la ville, sans en faire le lieu d’un road-movie comme dans Bidoun 2, s’accordent dans des moments en creux à la musique extradiégétique pour tailler un écrin de nuit au chevet de la bande-image. Mais plutôt que de fonctionner comme l’atmosphère physique et mentale de Bidoun, la ville de Bizerte est filmée ici par endroits comme si elle abritait une violence latente. La pénombre guirlandée des extérieurs, tout comme le noir de la maison inhabitée dans laquelle le duo s’est réfugié pour passer la nuit et fêter l’anniversaire de Douja, semblent imprégner le tissu du film d’une insomnie persistante et guider les deux personnages par une lucidité nocturne. Cette intuition d’un espace-temps désertifié, Jilani Saadi la réinvestit en rendant les désirs indissociables des trajets de chaque personnage, dès lors que leurs pulsions ont le même destin : se réunir dans un commun désir de revanche.

Si Bidoun 3 opte à sa manière pour un traitement décomplexé de cette pulsion de mort, c’est toujours avec un allant de cinéma dans lequel une part d’expérimentation semble par moments s’inviter. Jilani Saadi ne cherche pas à retrouver dans les trajectoires de Momo et Douja ce qu’une opposition est déjà supposée structurer ou ce que chaque point de vue est, en matière d’échanges, supposé régler. Il accepte le vertige d’une mise à distance sans contrarier la littéralité, mais qui conjure dans le même sens, telle une règle changeant le jeu des points de vue jusqu’à les diffracter. C’est la mise en scène qui organise ce parasitage. La caméra numérique n’a pas ici l’œil dans sa poche ; elle se fait tantôt objective, tantôt subjective. Les scènes d’imprégnation alcoolisée alternent avec des hallucinations, et les moments de tension avec des déambulations hésitantes, le tout avec cette touche propre à Jilani Saadi de greffer la caméra sur le corps du comédien comme une prothèse oculaire, ou la lester du poids des caméras de surveillance. Si cette double identité de l’image marque, au moins depuis les vues en plongée de Khorma, une prise de conscience d’un basculement du statut des images et de leurs usages, elle participe dans Bidoun 3 à une mise en condition du spectateur qui se donne pour ce qu’elle est : un dispositif de représentation permettant de rendre lisibles ses motifs et visibles ses effets de distorsion.

Face à ce dispositif, on peut se demander ce que nous veut un film qui renvoie le spectateur à ses propres culs-de-sacs. Bidoun 3 nous demande peut-être de prendre à bras-le-corps la fiction et le monde gauchi du réel d’un seul tenant. Cette demande transparaît dans sa manière de dépouiller le jeu d’acteurs de ses cartes naturalistes, pour retrouver en bout de course un désir de cinéma sans parure, d’une nudité assumée. Bien sûr, il y a toujours chez Jilani Saadi une manière d’inventer autre chose, comme si les genres avaient perdu leurs référents : enlever des couches, décaper les formes, prendre en écharpe deux registres opposés ou les débarrasser peu à peu de leurs oripeaux. Bidoun 3 joue de cette audace-là, qui travaille une fragilité tout en déshabillant sa puissance à mains nues. C’est dire qu’il n’existe peut-être pas de désir sans cette tension. L’intelligence du cinéma de Jilani Saadi vient de sa pleine conscience de cette tension, et de sa capacité de s’en déprendre comme d’un brouillon alerte pour une liberté qui refuse de se sentir coupable.