À l’heure où une bonne partie de la production cinématographique post-révolution continue de surfer sur la même vague, cinq long-métrages ont réussi cette année à prendre la tangente. On a d’abord droit à une bonne claque, et c’est un doc qui s’en charge ; trois fictions réussies, déployant chacune à sa manière une proposition juste, sincère et intelligente ; et enfin un film de genre audacieux et bien fignolé qui mérite l’attention. S’ils ne sont pas tout à fait inventifs, ces longs-métrages partagent plus ou moins une bonne santé, une lucidité dans le propos, une pleine maîtrise des moyens et deux ou trois idées de cinéma.

« Subutex » de Nasreddine Shili

S’il a tout, ou presque, pour être à la tête du peloton, la force de Subutex de Nasreddine Shili ne vient pas seulement de la nécessité qui l’a dicté : celle de filmer « en bas », au cœur des buissons d’épines. En côtoyant pendant cinq ans un sans-abri frileux et efféminé, condamné à ressusciter par la piquouse du Subutex à laquelle son amant l’avait initié, Nasreddine Shili ordonne sa caméra sans artifice au profit d’un contrechamp verrouillé : l’addiction, la maladie, l’extrême précarité, mais aussi les vociférations, les coups et l’abandon. Contrairement aux démarches qui resserrent la focale pour demeurer entre gens propres, ce documentaire social tire sa force de proposition de ce qu’il ne se rince pas l’œil devant des existences infortunées dont la représentation pose un écart avec l’image qu’en donne le cinéma de la domination.

« Dachra » d’Abdelhamid Bouchnak

La pépite de l’année est sans conteste Dachra d’Abdelhamid Bouchnak. Film de genre, il carbure à l’angoisse d’un ciel lourd et d’un terrain de jeu vierge. Sur un fond de fait divers acclimaté aux vapeurs locales d’un imaginaire archaïque, le réalisateur s’arrange pour que ce qui arrive aux personnages touche également les images : trois étudiants de journalisme passent d’un projet de doc sur le cold case d’une femme soupçonnée de sorcellerie et internée depuis longtemps en psychiatrie, à une série de conspirations fatales dont ils sont l’objet, donnant à la tension de nos nerfs d’autres tours d’écrou et nous plaçant face à un suspense qui multiplie ses secousses jusqu’au slasher. Ce qui fait de cette proposition un oiseau rare sur la carte du cinéma tunisien.

https://www.youtube.com/watch?v=8vLQtWt9qhM

« Weldi » de Mohamed Ben Attia

Fidèle à la délicatesse de son premier long-métrage, c’est par la justesse de son regard que Weldi de Mohamed Ben Attia décroche la troisième place. On s’est demandé d’où vient cette justesse ? Non seulement du fait qu’il s’arrange pour que le brusque départ inopiné d’un fils en Syrie chamboule la vie ordinaire de ses parents. Mais aussi d’une caméra de proche en proche que le réalisateur sait caler sur les corps, et d’une dramaturgie qui troque le volontarisme pour la remise en question. Judicieux dans son choix de ne pas reconduire la petite sociologie des jeunes candidats au djihad, le film est tout entier porté par l’époustouflante prestation de Mohamed Dhrif, tout entier dans la peau du père déboussolé, mais qui demeure d’une solide dignité quoiqu’au bord du vide, impuissante à refermer sa plaie.

https://www.youtube.com/watch?v=PBj6wrwbHT0

« Regarde-moi » de Nejib Belkadi

Empathique, la délicatesse de Regarde-moi de Nejib Belkadi le hisse naturellement à la quatrième place. Ce long-métrage de fiction est à l’image de son réalisateur : élégant et sincère quand il faut l’être. Mais au-delà de son enrobage raffiné, le récit ainsi que sa mise en scène prennent à la lettre l’injonction du titre : d’une caméra pudique, le film suit un père qui s’efforce de recentrer le regard de son enfant autiste. Lesté par l’efficacité de ce nœud qui mettra le père face à sa propre fragilité,le parti pris de nouer l’histoire autour d’un laborieux regard-caméra s’avère payant. Sur le terrain du drame familial, Nejib Belkadhi évite le pathos par caméscope interposé, tout en frôlant quelques effets de manche. Sans faire preuve de lourdeur, le film reste bien maîtrisé.

« Bidoun 3 » de Jilani Saadi

À l’autre bout du spectre, Jilani Saadi dégaine encore une fois sa caméra Go pro comme une carte d’excentrique. Et l’on retrouve dans son Bidoun 3 la même liberté qui lui a permis, dans les deux premiers films de la trilogie, de s’emparer d’un matériau pauvre pour hacher menu la belle image et la mécanique du récit. Mais ce n’est plus tout à fait pareil avec ce troisième volet qui acte les retrouvailles avec un schéma narratif plus sage. En faisant se rencontrer un homme d’âge mur, touché au cœur après la mort de sa mère-poule, et une jeune fille larguée par son petit ami, le réalisateur les lance ensemble sur la piste d’une vengeance. Sans être à court de munitions quand il s’agit de creuser le même sillon, cette proposition n’a de compte à rendre à personne, et ça fait du bien.