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Crédit photo : Adriana Vidano

Tout porte à croire qu’on veuille coûte que coûte accaparer délibérément le « débat public » et qu’on cherche à nous distraire en nous invitant à nous départager au moyen de ces questions accessoires. Du coup, les questions épiques se rapportant au processus de la justice transitionnelle, aux personnes impliquées dans les crimes commis sous les régimes successifs depuis l’indépendance, au rôle et à l’action des lobbies qui noyautent de plus en plus les structures de l’Etat, aux manifestations et aux conséquences de la corruption, à l’argent sale, au niveau record de notre dette extérieure (plus de 9 milliards de dinars, soit 3,24 milliards de dollars) s’estompent en faveur de questions liées aux contingences politico-personnelles du moment, totalement accessoires au regard des grands défis. Du coup, nous sommes acculés à contrecœur soit à nous taire soit à nous prononcer sur ces questions réductrices et distrayantes par moments. Dans ces « débats publics », les lobbies, les personnes concernées ou poursuivies pour crimes contre les droits de l’homme, pour corruption, malversation et détournement des deniers publics pavoisent à grande joie puisque les débats sur la justice transitionnelle, les affaires de corruption, le rôle régulateur de l’Etat, la justice sociale, le niveau de l’endettement et ses implications sur notre souveraineté ne sont plus au-devant de la scène publique et les principaux acteurs qui les clamaient avec véhémence ne sont plus légion aujourd’hui, et pour cause !

En fait, la raison principale du dévoiement du « débat public » découle principalement de la configuration actuelle de l’espace public marqué des stigmates de la polarisation qui a commencé à germer dans la société tunisienne depuis les débuts du soulèvement populaire. Au lendemain du 14 janvier 2011, des dirigeants politiques de tous bords attisaient et jouaient des formes de polarisation, laissant planer de graves menaces sur le processus démocratique encore balbutiant et précaire. En effet, les discours et les pratiques des élites à propos de l’instauration d’un régime démocratique ne font qu’entretenir cette ambiguïté : si bon nombre d’anciens militants et opposants sous Ben Ali y aspirent, certains des anciens bénéficiaires du régime de Ben Ali revenus au pouvoir à la faveur des élections législatives d’octobre 2014, porteurs de schémas et de pratiques autoritaires, ne sont pas résolus à tourner définitivement la page du passé. Leur ambivalence vis-à-vis du processus politique actuel joue de la bipolarisation de la scène publique : islamistes/sécularistes, elle s’en est alimentée et a parfois même contribué à l’amplifier. Ajouté à cela que la « culture démocratique », telle que s’en réclament aujourd’hui les élites politiques du pays, n’a pas de profondeur historique et sociale. Les clivages, les dissensions, les divisions l’emportent sur  l’esprit d’entente et le climat de confiance qui doivent prévaloir dans cette phase de transition particulièrement difficile. Ce faisant, les rapports gouvernants/gouvernés mais aussi les relations entre citoyens eux-mêmes sont marqués des soubresauts de cette polarisation rampante et toute expression, de quelle nature qu’elle soit, se doit de se greffer sur cette polarisation, de prendre position dans un sens ou dans l’autre, au risque d’être inaudible voire parasitée par ces thèmes mainstream.

Aujourd’hui, au cœur de cette tension latente qui agite la société, toute expression, non conforme à ce « courant de pensée » qui nous est imposé par l’establishment et les médias dominants, devient du coup, suspecte, dérangeante. Tout l’édifice sur lequel est bâti le processus de la transition politique depuis 2011 est appelé à être reconsidéré face à l’émergence de nouvelles donnes et à l’avènement de nouveaux rapports de forces politiques. Mais le plus cocasse et inquiétant à la fois, c’est que ces divisions et ses dissensions couvent et agitent maintenant les structures internes de toutes les formations politiques, grandes et petites. Aucune formation n’est réellement à l’abri et personne ne peut prédire ce que sera la physionomie future du paysage politique.

Ma grande crainte, c’est qu’à  l’approche des prochaines échéances électorales et en écho aux projets de réformes du Code électoral miroités par le gouvernement, la scène politique se réduira alors à deux ou trois formations politiques de même acabit politique et idéologique qui régenteront à leur guise l’Etat et tout ce qui gravite autour. Du coup, reprise en main, restauration et rétablissement d’un ordre ancien deviendront les maîtres mots qui serviront d’attelage au nouvel Etat tunisien appelé à prendre forme au lendemain des législatives et présidentielles d’octobre 2019 ; si toutefois, ces élections puissent se tenir à cette date !