L’Histoire nationale s’arrête en 1964. Une rapide lecture des supports pédagogiques officiels pour la rentrée 2018 – les seuls autorisés pour l’enseignant – en histoire, mais aussi en géographie et en éducation civique, suffit pour le remarquer. Tandis que le monde continue de tourner (leçons sur la guerre froide jusqu’en 1991, modèles économiques européens), « la période du régime de Ben Ali n’existe pas, le programme se termine le 7 novembre 1987 », décrit Adel Jayar, enseignant d’histoire-géographie au lycée du 18 janvier 1952 à Redeyef. Et d’ajouter qu’« en 2015, la partie du programme qui traite de l’histoire de la Tunisie entre 1964 et 1987 a été supprimée ». De cette période-là ne subsistent que quelques statistiques. Des chiffres, surtout, sans connotation politique. Les bacheliers 2019, comme l’année dernière, termineront le cycle d’éducation obligatoire en ne connaissant de l’histoire récente du pays que ce qu’ils en auront appris hors de l’école : dans les médias, les réseaux sociaux et à travers les mémoires personnelles et familiales.

Dessin de Sadri Khiari

Historique interventionnisme politique

Passée l’euphorie suscitée en 2011 par la suppression complète de la dictature de l’histoire nationale d’un coup de ciseaux et des promesses de réforme, les manuels scolaires sont restés quasiment inchangés. La dernière réforme de l’éducation, en 2017, s’attachant bien plus longuement à dresser le portrait de l’écolier tunisien idéal, qu’à poursuivre la transition d’une éducation soumise à la propagande vers l’apprentissage d’une histoire plurielle et inclusive, dans laquelle ledit écolier puisse se retrouver. De l’Histoire qui subsiste donc dans les manuels aujourd’hui, un discours essentiellement politique et désuet. Une étude menée par le Baromètre de la justice transitionnelle début 2017 soulignait par ailleurs l’insatisfaction des professeurs du secondaire à ce sujet, estimant que l’absence de réforme des manuels relatifs à l’histoire récente entretien « l’oubli officiel » de certains faits historiques et constitue « une menace pour la mémoire ».

Rentrée 2011, le manuel avant et après la révolution. Source: Medinapart.com

Un oubli tout à fait pensé et organisé : l’enseignement de l’histoire à l’école, et l’écriture des manuels en particulier, est porteur de l’imaginaire collectif que l’Etat-nation centraliste veut inculquer aux différents niveaux scolaires. L’étude du Baromètre met ainsi en exergue tout ce que ce discours passe toujours sous silence aujourd’hui : les histoires régionales, les anciens rois de Tunis, les personnages politiques contemporains mais aussi toute l’histoire sociale, scientifique et artistique qui composent l’histoire nationale. Ce qui se retrouve dans une vision du monde tout aussi fragmentée : par exemple, le déroulement de la Révolution française n’était pas enseigné pour ne pas « donner un exemple de révolution ».

De même qu’il y a manipulation et omission de faits historiques – un acte qui dénature l’histoire de sa valeur scientifique –  l’histoire des manuels tourne autour de valeurs et de mythes qu’on veut objets d’admiration et d’attachement profond pour entretenir le discours politique. Auteur d’une étude du discours historique scolaire des années 1990, l’historien Driss Abbassi nous aide à voir la rhétorique à l’œuvre aujourd’hui dans les manuels : un récit modelé autour de quelques figures héroïques sacrifiées glorieusement par amour pour la patrie triomphante, de l’Antiquité à la lutte pour l’indépendance, un récit construit pour se distancier du discours historique-biographique du régime bourguibien mais qui, comme lui, peine à se situer sans lever les yeux du modèle européen. C’est aussi le récit de la modernité tunisienne , dans lequel l’occupation française, par exemple, est présentée comme une continuité du réformisme alors entamé par les élites nationales. Une représentation qui détonne à l’heure où l’exploitation des ressources naturelles tunisiennes par des compagnies françaises suit son cours, que les archives relatives à la décolonisation ne sont pas entièrement disponibles, et qu’une audition complète de l’IVD a été consacrée à la persécution des yousséfistes en mars 2016. Cette dernière avait alors provoqué un tollé jusqu’à pousser l’IVD à se justifier.

Mabrouka Ben Dhief témoigne des violations qu’elle a subi pour son engagement dans la résistance nationale aux côtés de Salah Ben Youssef. Audition publique des victimes, 24 mars 2017, IVD.

Transition difficile pour une histoire inclusive

Plus d’un demi-siècle après les faits, « seulement les causes du conflit [entre Salah Ben Youssef et Habib Bourguiba, ndlr] sont traitées : son déroulement, les faits, la ‘’division’’ entre bourguibistes et yousséfistes, les arrestations, la torture du régime de Bourguiba, les verdicts, les prisonniers, sont absents du programme », relate Adel Jayar. Impossible pour l’enseignant d’ajouter quelque contenu que ce soit, même si certains le font à l’oral. Entre manipulation pédagogique et construction idéologique, « l’enseignement [de l’histoire] est en effet une question trop importante pour que l’Etat se désintéresse du contenu des livres scolaires », écrit l’historien Driss Abbassi. « Ceux-ci développent le sentiment d’appartenance, ils moulent les consciences et déterminent les comportements sociaux au profit de l’équipe gagnante du mouvement ». Et l’équipe gagnante, finalement, a peu changé. C’est le ministère de l’Education qui est chargé de la création des manuels et en corrige « le moindre dépassement », avant que le Centre National Pédagogique (CNP) n’édite les documents et les diffuse aux équipes pédagogiques. De quel genre de dépassement parle-t-on ? Quand réintroduira-t-on les leçons d’histoire contemporaine ? Ce sont des questions qui restent en suspens à l’heure où Hatem Ben Salem, ministre de l’Education entre 2008 et 2011 et nostalgique de l’ancien régime, a repris son poste en septembre 2017. Nos maintes demandes d’information auprès du ministère, de sa direction générale des programmes et du CNP sont restées sans réponse.

Le ministre de l’Education Hatem Ben Salem. Crédit photo : page Facebook officielle du ministère de l’Education

Un ministère qui fait aussi le sourd face aux invitations de l’IVD à travailler conjointement sur l’intégration des travaux de l’Instance, plus particulièrement des violations des droits humains, aux programmes scolaires. En novembre 2017, l’Instance accuse directement Ben Salem d’empêcher les directeurs généraux de son ministère de participer aux activités sur le sujet, quand bien même ces derniers en auraient manifesté la volonté.

Nous avons essayé à plusieurs reprises d’établir un partenariat, nous avons bataillé pour organiser des consultations avec les directeurs généraux, mais ça n’a pas abouti, rapporte Adel Maizi, président de la Commission de préservation de la mémoire au sein de l’IVD.

« Selon eux, la place de l’enseignement des violations doit rester informelle, à travers les clubs par exemple. Mais ça ne toucherait pas tous les élèves ni tous les sujets. Nous recommandons l’intégration de ce travail dans le programme formel, c’est-à-dire dans les manuels scolaires », explique Maizi, tout en reconnaissant que cela pourrait encore prendre des années.

Outre la reconnaissance des mémoires dissidentes, de tels changements seront décisifs pour les élèves. Pour le moment, « il n’y a aucun impact [du programme actuel, ndlr] sur les élèves qui considèrent que ce sont des faits ‘’dépassés’’ » résume Adel Jayar, professeur d’histoire à Redeyef. « Si l’on traite de sujets qui appartiennent au temps présent, à l’histoire contemporaine de la Tunisie entre 1955 et 2014, les élèves vont s’y intéresser », estime-t-il. Ce serait alors l’occasion de nouer les histoires individuelles entre elles, entre générations et encourager une vision critique et émancipée de l’Histoire nationale et mondiale.