En Tunisie, on voit la vie en bleu. Début 2018, Facebook compte 7,2 millions utilisateurs actifs par mois dans ce pays voire 81 % des 7,8 millions utilisateurs d’internet. Mis à part les politiciens, les activistes et les séducteurs virtuels, c’est le président de l’Instance nationale de la protection des données personnelles (INPDP) lui-même qui fait recours à Facebook pour appeler les Tunisiens à s’approprier une culture de protection des données personnelles sur cette plateforme qui n’a aucun respect pour cette valeur. Sur le plan communicationnel, ce réseau social est devenu incontournable pour prendre contact avec les citoyens.

Confondre Facebook avec Internet

Aujourd’hui en Tunisie, associations, partis politiques, entreprises et autres marques et enseignes ne se donnent souvent pas la peine de créer leurs propres sites web et se contentent d‘une page Facebook comme seul support de communication. Les opérateurs téléphoniques offrent particulièrement des forfaits Facebook moins chers que les abonnements d’Internet. Des sondages un peu partout dans le monde ont montré que beaucoup d’internautes confondent Facebook avec internet. De quoi donner l’impression que Facebook est en train de se substituer à internet, un développement qui risque de priver les utilisateurs de la Toile de son caractère neutre et pluraliste en la réduisant à une seule plateforme détenue par une multinationale. Depuis 2011, Facebook semble avoir évolué d’un espace alternatif des activistes tunisiens en espace de grand public. Contrairement à ces deux notions, Facebook est tout d’abord un espace publicitaire avec un intérêt clair: la maximisation de son profit. Chaque profil fait gagner à l’entreprise environ 20 dollars, (55 dinars) par an, ce qui fait un total de 40,7 milliards de dollars. L’entreprise ne publie pas de statistiques de chaque pays et par conséquent, la Tunisie figure dans la catégorie « le reste du monde » générant des revenus nettement inférieurs aux autres régions.

La clé de ce succès économique est l’exploitation des données personnelles des utilisateurs, recueillies pour le ciblage publicitaire.  C’est la raison pour laquelle le terme « confidentialité » tel qu’il est utilisé par Facebook ne dépasse pas, d’une certaine manière, le niveau de la sphère privée de quelqu’un qui ne se déshabille pas devant ses amis, mais qui permet à une société de produits de soin d’installer une caméra dans sa salle de bain de sorte à ce qu’elle puisse lui offrir des publicités personnalisées. Sans compter des pannes de logiciel, modifiant par exemple les paramètres de confidentialité de 14 millions utilisateurs, qui permettent parfois aussi aux amis de jeter un coup d’oeil sur les contenus « confidentiels ».

Manipulation des élections et fragmentation de la société

L’usage des données personnelles ne se limite pas à l’exploitation à but lucratif. Depuis le scandale de Cambridge Analytica, il est prouvé que l’entreprise a manipulé des électeurs aux États Unis, en Angleterre pendant le Brexit, au Nigéria et au Kenya. La stratégie est de cibler des groupes selon des profils précisément établis selon une grande masse de données (Microtargeting). Ainsi, il est possible de montrer à une personne exactement ce qu’elle veut voir et ce qui la touche émotionnellement. Récemment et sous la pression du parlement britannique, Facebook lui a donné accès, deux ans plus tard, aux fichiers (.jpg et .mp4) des publicités diffusées pendant la campagne en faveur du Brexit. La désinformation et les fake news ont été utilisés pour influencer les groupes sensibles à ce genre d’alarmisme. A l’approche des deuxièmes élections législatives et présidentielles libres de l’histoire de la Tunisie et avec 73,2% des Tunisiens de moins de 39 ans disant que les réseaux sociaux sont décisifs pour leur décision électorale (étude de 2014), une telle influence n’est pas à négliger.

Même sans manipulation, il n’existe pas d’espace public neutre sur Facebook. Les algorithmes qui déterminent ce qui est affiché sur chaque fil d’actualité ne sont pas transparents. Personne ne sait avec certitude quel contenu favorisent-ils, enfermant ainsi les utilisateurs dans des chambres d’écho qui les confortent dans leurs croyances et renforcent ainsi leurs perceptions préétablies. Par conséquent, cette fragmentation des utilisateurs en groupes sociaux plombe le débat public. Chaque internaute se retrouve ainsi dans sa propre zone de confort, même si ce confort est permis grâce à un ensemble de contrevérités. Les médias alternatifs sont aussi menacés par les algorithmes dessinés par Facebook. Par exemple en 2017, l‘essai au Cambodge d’une nouvelle fonction baptisée « Explore » qui séparait les contributions d’amis de celles des médias a condamné à l’invisibilité les publications des médias alternatifs jusqu’à menacer leur existence. En période préélectorale, la désinformation amplifiée par cette nouvelle fonction a eu un impact désastreux. En 2018 dans le même pays, Facebook est devenu un important instrument  de surveillance et de répression.

Campagnes publicitaires opaques

De plus, il est difficile de détecter des campagnes de publicité politique, car seulement les publicités actuellement actives sont visibles sur les pages Facebook qui les ont publiés et qui ne sont pas forcément les pages officielles d’un personnage politique ou d’un parti. Cela complique la tâche lorsqu’on tente de retracer la totalité de l’activité publicitaire en faveur d’un candidat. Par exemple, consulté le 9 août 2018, la page Facebook « Les amis de Cheikh Rached Ghannouchi » avait une publicité active, mais deux jours plus tard elle n’est plus affichée, sans avoir laissé une trace visible de son existence. Même chose pour la page Facebook de Youssef Chahed.

Par ailleurs, marquées par de multiples infractions, les campagnes électorales en Tunisie ont déjà montré la tendance à profiter de Facebook comme présumée « zone grise », où les règles du jeu peuvent être contournées. Ainsi, lors des élections municipales, le silence électoral n’a pas été respecté sur la plateforme bleue. Toutefois, la multinationale ne se contente pas d’archiver le comportement des utilisateurs, dont elle enregistre chaque mouvement de souris, les noms et la nature des fichiers sur l’appareil… aussi ceux qui n’ont pas de compte sont exploités à travers la boîte email, le carnet d’adresse des utilisateurs. Toutes ses informations ne sont pas protégées des interventions étatiques. Il y a peu que l’entreprise Facebook craint plus que d’être accusée de faciliter le terrorisme (cela nuit aux chiffres d’affaires), donc elle coopère. Les autorités tunisiennes sont les deuxièmes en Afrique, après celles du Nigéria, à demander à l’administration Facebook des informations sur ses ressortissants utilisateurs de la plateforme de Mark Zuckerberg. En 2015, Facebook a transmis des informations sur 48 comptes aux autorités tunisiennes, soit la totalité des comptes demandés. Vu que l’année 2015 a été marquée par des attaques terroristes en Tunisie, il est probable que cette demande soit liée à des investigations. La variabilité arbitraire de la définition d‘un « terroriste » implique toutefois que l’accès étatique aux données personnelles détenues par Facebook peut s’étendre à d’autres citoyens, particulièrement en cas de dérive autoritaire de l’Etat. En s’enfonçant de plus en plus dans la dépendance de cette entreprise axée sur le profit, la société tunisienne s’oblige à jouer selon ses règles.