Et si on regardait les images de Fakhri El Ghezal comme on feuillette, sans bruit, les pages d’un journal intime ? La photo est une surface ; le vécu est une durée. Comment les conjuguer ? Nul doute que cela dépend du temps que le regard consent aux images. Mais dans ce temps du regard, transparaît le travail d’un autre temps, plus intime. Fakhri El Ghezal ne sépare pas les deux temps, et pour tout dire les confond, lui qui a plus d’une corde à son arc. S’il a, depuis ses années à l’Institut Supérieur des Beaux-arts de Tunis, rangé très tôt tubes et pinceaux pour pratiquer la photographie, tout en lorgnant vers la vidéo et le cinéma, c’est d’un même pas, à chaque fois différemment décliné, que ces pratiques avancent sans s’oublier. On lui doit le documentaire The after, sorti en 2015 au moment où il croupissait en prison, mais aussi des vidéos comme I’m at the back, réalisée deux ans après, où il revient sur son quotidien dans une solitude partagée.

Mais on serait bien en peine de dire où commence la sensibilité photographique chez lui et où semble s’arrêter la vidéo ou l’inverse. On ne sait pas, on ne demandera pas. Certes, il arrive que les médiums se passent le témoin. Mais une chose est sûre : ici comme là, le regard prête ses solitudes à plus d’un temps, à plus d’une image. Et cela tient à peu de choses, comme si le rapport au réel n’avançait que de flottement ou de fuite. Chercher à plaire n’est pas le genre de Fakhri El Ghezal. Il ne compte pas sur le hasard, se fiche bien de l’instant décisif comme des images liquidées en quatre secondes. Voilà peut-être pourquoi une série comme I was a prisonner in your skull, réalisée en 2016, prend le médium moins pour ce qu’il veut dire que pour ce qu’il peut faire : capter des corps, des lumières et, entre les deux, des traces s’offrant à la vue avant de disparaître trop tôt. Ce qui pourrait être l’équivalent en images d’une chanson de Swans à laquelle il aurait emprunté son titre, se révèle être ici un récit biographique à séquences. I was a prisonner in your skull est une série de photographies en noir et blanc ou en couleurs, prises après le séjour d’un mois en prison. Entre la Séquence A1, où le ciel d’un paysage routier cède à l’effet nébuleux et crépusculaire de la lumière, et la Séquence A4 où le brouillard semble absorber l’infini d’une route, c’est le vide qui, dans la Séquence D4, donne au crépuscule plus d’emprise sur le paysage arboré. Et là où la Séquence A8 lève le regard vers le ciel sur lequel se détache la partie haute d’un minaret, la Séquence B2 semble rapatrier ce même regard sur terre, en lui offrant comme un écho métonymique à travers  les rangées de chaises vides et alignées, pour une cérémonie post-funéraire. Si l’absence, le deuil ne sont pas loin, c’est l’intimité du vécu qui est interrogée de plus près ici, ainsi qu’en témoignent les Séquence D1 et Séquence E1, où le bras nu et tailladé du plasticien qui s’est photographié lui-même se tend plein cadre, tout se passant comme si chaque séquence brossait un autoportrait de Fakhri El Ghezal, à un moment de sa vie, fût-il justement hors cadre. Le contexte s’efface, mais le vécu a plus de latitude pour laisser des traces.

La spécificité d’I was a prisonner in your skull devrait néanmoins s’expliquer autrement que par sa différence de sujet ou son apparente discontinuité formelle avec d’autres propositions. Si Fakhri El Ghezal s’intéresse ici à la facticité du réel, c’est en lâchant prise, c’est-à-dire en ouvrant l’image à une espèce d’intimité qui n’est pas celle d’une subjectivité repliée sur elle-même. Aucun point de vue particulier ne s’y exprime ; le cadrage est fragile parce qu’immédiat, et la distance moyenne pour qu’on n’y lise aucune intention particulière. Entre la béance du dehors qui s’invite dans le champ et l’épreuve du temps qui s’y engage, quelque chose d’un effet de ratage tend à recueillir les altérations du vécu post-carcéral. En laissant flotter à l’image ses latences, I was a prisonner in your skull maintient en éveil la douce mélancolie d’un gardien de souvenirs. Inconsolable est pourtant cette rencontre avec le réel chez Fakhri El Ghezal, comme le sont peut-être les lieux où il effectue ses prises. Non qu’il s’agisse d’espaces à franchir, comme dans la série Train n°6, mais de lieux où s’ouvre du vide. Le cadre n’est plus l’espace d’une négociation. Sans s’encombrer de détails, il s’expose comme distance quand il ne déloge pas l’évidence têtue du lieu, la livrant tel un bloc d’ombre à l’œil. Puis, quand le photographe interpose obliquement son corps dans le motif du bras tendu, c’est en contrepoint à un corps de repli. Le vécu se reverse dans le dehors et vice versa, la frontière entre les deux s’amenuisant jusqu’à la confusion. On objectera que, pour faire fondre le glacis de l’intimité, Fakhri El Ghezal se complairait dans une photographie sans qualités, on dirait une photo d’amnésique. Mais c’est ce lâcher prise, encore timide dans les premières séries, qui donne à I was a prisoner in your skull son tranchant.

Loin d’être des photographies sèchement documentaires, chacune de ces séquences est une coupe dans le temps qui passe, qui ne sait faire que cela. Ce temps-là, on mentirait si on disait pouvoir le retenir. Fakhri El Ghezal en recueille des traces en trempant ses images dans ce qui appartient à la grâce, en cadrant large une lévitation muette, ou en desserrant sa focale sur un ciel trop vide pour être peuplé de fictions. Cela peut paraître peu, mais il arrive que ce peu insiste et marque, par le déni de l’écrin iconique, une volonté de garder les rayures du vécu et ses incandescences à l’ombre des choses. Ce qui confère une certaine pertinence au choix de l’argentique. Difficile d’imaginer plus libre échange entre le corps sensible de la pellicule et ce qu’il reste d’une nuit d’œillades. Le regard désire à la fois la proie et l’ombre, comme si elles se lovaient ensemble dans une attente douce, une glissade lente vers l’absence tapie en toute chose. Le reste ne se spoile pas. Mais ce reste, Fakhri El Ghezal le retire encore à notre regard de spectateur. Il revendique un droit à l’opacité, à la présence insondable du monde, en laissant ses images se doter d’une certaine résistance au trop-plein du visible. Impénétrable est l’intime. C’est dire qu’I was a prisoner in your skull n’est pas un comble de réel, pas plus qu’une inscription immédiate du référent. Les effets d’absence révèlent leur porosité, restituant par un jeu de distances et de largeurs quelque chose comme une attention flottante, sans termes déterminés. De la lumière à l’ombre et retour, la surexposition laisse déteindre la puissance de l’une sur la fragilité de l’autre. Peut-être est-ce dans ce trajet qu’un vécu fixé en argentique finit par déposer sa trace brûlée, et que cette empreinte par contact change irréversiblement le paysage sans en résorber la distance.

Il est vrai que l’on peut difficilement parler de cette série dans la netteté des axiomes. Il n’est pas moins vrai qu’I was a prisoner in your skull, contrairement aux autres séries, n’est pas plus sujette à la complicité du regard qu’à l’exégèse. Et s’il fallait lui chercher un autre taxon dans la botanique des images, on n’y verrait pas plus de simples photogrammes que des optogrammes, encore que le geste de Fakhri El Ghezal fasse plus d’un signe vers le fantôme de la déchéance et de l’image ultime. Ce serait plutôt des intigrammes. Collés ou presque à la rétine, ces grammes de l’intime s’impressionnent comme une manière de se raconter, au point que ne subsiste plus qu’un jeu d’aller et de retour entre les absences, un trajet du vécu. Quant au regard, il veille encore un peu.