Il y a quelques mois, France 3 a justement diffusé un reportage sur le sujet. A l’écran, des familles aisées, des institutrices motivées, des gamins polyglottes et des écoles de prime abord très bien dotées. Soit la meilleure image possible pour le système éducatif local.

Parmi les conclusions de la séquence, celle-ci : près de 2/3 des tunisiens sont francophones. L’assertion (qui peut être questionnée à plusieurs égards) tranche, sur place, avec une idée relativement répandue : si le Français reste la seconde langue, sa pratique aurait qualitativement baissé, faute à une école publique moins performante – et des professeurs plus arabisants que jadis.

En somme : plus la Tunisie se rajeunit, moins elle est bilingue. Ou bien : plus on s’éloigne des grands pôles économiques (capitale et villes du littoral), plus la routine est arabisée. En 2010, des «Journées audiovisuelles» avaient été organisées à Tunis par des professionnels français. En filigrane, une inquiétude : les émissions en arabe (des chaînes d’information aux bouquets de divertissement) gagnent du terrain.

De temps à autre, des best-of de fautes de français – certaines étant l’oeuvre d’enseignants –  viennent tapisser des murs Facebook, preuve selon ces internautes tunisiens (et taquins) d’une certaine déliquescence éducative. En 2017, c’est le gouverneur de Sousse, en visite à Nice (les deux villes sont jumelées) qui a servi d’illustration malheureuse. A la tribune, celui-ci avait bégayé plein pot en lisant son discours rédigé en français, donnant l’impression, parfois, de découvrir certains mots. Tollé en Tunisie : la maîtrise de la seconde langue devrait être acquise, de surcroît à ce niveau.

Routine

Selon les contextes  (lieux, profils et espaces de discussion), le dialecte tunisien prend tantôt des allures de «frarabe». Soit, une idée forte en arabe et pour l’habiller, des mots français (instruits dès la petite école) glissés ici et là. Quoique, parfois, cela peut être aussi l’inverse. La colonisation – jusqu’à l’indépendance de 1956 et le retrait des dernières forces armées au début des années 60 – est aussi une affaire culturelle. Pendant le protectorat, le Français a primé, l’arabe étant enseigné de façon marginale, dans un cadre très restreint. Au terme de celui-ci, les autorités tunisiennes furent, de fait, contraintes de repenser les rapports entre les deux langues. Faut-il tout arabiser  ? Ou simplement rééquilibrer ? Quid de la forme que doit prendre l’identité tunisienne ?

L’historienne tunisienne Kmar Bendana, qui a accordé un entretien sur la thématique il y a quelques années, explique :

«Dans les années 70, il y a eu une poussée vers plus d’arabisation à tous les niveaux. Une partie de la génération qui a connu cette tendance encourage aujourd’hui à aller plus loin. Une partie seulement, puisque les autres continuent de considérer le français comme l’une des bases d’un enseignement de qualité. D’ailleurs, les filières d’élite (informatique, médecine….) continuent d’être enseignées en langue française».

La chercheuse poursuit :

«Ce n’est pas anodin que des foyers modestes se serrent la ceinture pour mettre leurs enfants dans des structures privées, où l’apprentissage des langues étrangères est plus performant. L’idée selon laquelle la qualité de celui-ci diffère entre les régions n’est pas totalement fausse. Mais celle-ci reste en partie nuançable. Le Français continue d’être un outil d’émancipation un peu partout en Tunisie, où beaucoup de jeunes sont tournés vers le monde extérieur et l’espoir d’aller ailleurs. Il demeure donc le symbole d’une ouverture sur le monde…».

Golfe

Parmi les travaux les plus étayés sur la francophonie en Tunisie, celui de Caroline Veltcheff, professeure de lettres de formation. Dans son ouvrage intitulé le Français aujourd’hui (2006), la Française met en avant des canaux parallèles de transmission du bilinguisme :

«Un autre phénomène linguistique intéressant est celui de jeunes issus de classes sociales peu aisées et qui, sans avoir jamais vécu en France, ont intégré la parlure et le phrasé des jeunes des banlieues françaises. Ce type d’acquisition langagière peut se produire de deux manières : soit par imitation lors des moments de rencontres en été lors du retour au pays des jeunes venant de France, soit par assimilation des médias».

Parmi les campagnes lancées pour préserver – et renforcer – l’influence de la seconde langue, celle de l’Ambassade de France («Je m’exprime en français») à l’endroit des médias locaux. Sur son site, cette dernière explique :

«Pour conforter la présence de cette presse francophone dont le nombre de lecteurs a décliné au cours des années récentes, il faut favoriser encore plus l’éducation aux médias auprès de la jeunesse et du grand public. L’usage du français et sa valorisation doivent également être renforcés sur les réseaux sociaux».

Kmar Bendana, à propos de la troisième langue  :

«L’anglais, au fil des années, se répand de plus en plus de par sa primauté à l’échelle internationale. Les Tunisiens l’apprennent à l’école, mais aussi à travers Internet – la musique consommée en ligne joue beaucoup. De surcroît, il y a une élite tunisienne bien implantée dans le Golfe, où l’Anglais est très utilisé. Mais on se rend compte d’une chose : très souvent, au Qatar ou aux Emirats, ils inscrivent dans des établissements privés français».

En résumé : l’arabe classique (langue officielle) n’est toujours pas, du point de vue pratique (la vie quotidienne), l’ennemi du français, lequel a d’ailleurs grignoté tout un pan du dialecte (l’arabe de la rue et des emplettes).

Et si certains politiques – ou membres d’une élite intellectuelle formée après les années 70 – revendiquent plus d’authenticité linguistique, ils se heurtent à deux barrières :

– les programmes télévisés ou radiophoniques voient des animateurs stars utiliser à satiété adverbes, maximes et tournures importées de l’ancienne puissance coloniale. Ce qui contribue à consolider les bases d’une routine arabisée teintée de français dans la culture populaire ;

– les Tunisiens, en quête d’expatriation, estiment qu’un exil réussi passe forcément par une maîtrise au moins minimale de la langue du futur pays d’accueil – et la France est la destination la plus prisée pour des raisons logistiques (la diaspora déjà sur place).