L’Histoire de la lutte tunisienne contre la colonisation française a été déclamée par les poètes, scandée par les chanteurs populaires. Des vers, des refrains ont émaillé la résistance nationale contre les dérives beylicales et ses capitulations face à l’occupant. La colère a grondé sous le règne de Mohamed Sadok Bey, lorsqu’il a signé, le 12 mai 1881, le traité du Bardo plaçant la Tunisie sous protectorat français. Dans son ouvrage intitulé « Poésie populaire et lutte de libération » (1971), l’historien tunisien Mohamed Marzouki a indiqué que le Bey a capitulé face à l’occupation, et a appelé ses sujets à se soumettre aux nouveaux maîtres. Le peuple a considéré cette initiative comme une trahison, favorisant l’éclosion d’autant de chants de rébellion. L’auteur rappelle aussi dans son livre que de nombreuses tribus se sont rebellées, avec à leur tête des combattants pour la liberté, tel Ali Ben Khalifa al-Naffati, l’un des premiers à prendre les armes contre l’occupation française. De leur côté, les poètes populaires se sont illustrés en galvanisant les énergies, et en retraçant le cours des événements, les gravant dans les mémoires en lettres de sang.

Al-Zaboubiya, rébellion aux accents libertaires

Al-Zaboubiya est l’un des plus célèbres poèmes populaires écrit contre l’occupation française. Ses vers en arabe dialectal, rédigés dans un langage aussi truculent que fleuri s’en prennent allègrement au  pouvoir religieux et politique. Abderrahmane Kéfi, l’auteur du poème, prend des accents anarchistes pour tourner en dérision les idées reçues et les croyances, avec un sens critique particulièrement acéré. Des gardiens de la morale ont tenté de châtrer le langage imagé du poète, en remplaçant le mot zebbi (pénis), par le terme « gharbi » (occidental), éliminant ainsi une composante essentielle du dispositif littéraire utilisé par Kéfi, dans sa rébellion.
Mais l’auteur ne s’est pas contenté de poésie pour exprimer son rejet de la colonisation. Il a en effet rejoint le Parti communiste en 1922, et a été emprisonné à plusieurs reprises pour avoir refusé de s’engager dans l’armée française. La révolte du poète ne s’est d’ailleurs pas limitée aux frontières de la Tunisie. Abderrahmane Kéfi se rendra en Libye voisine pour prendre part à la lutte contre l’occupant italien. Ce faisant, il aura suivi l’exemple de bon nombre de poètes populaires tunisiens, tel Mohamed Ibn Madhkour, originaire de Tataouine. A cet égard, Mohamed Marzouki affirme dans son ouvrage précédemment mentionné, que la poésie populaire tunisienne s’est penchée sur les événements qui agitaient le monde musulman dans sa globalité. Ainsi, les poètes populaires tunisiens prenaient-ils fait et cause pour la résistance libyenne, tout comme ils s’engageaient en faveur de la lutte contre l’occupant français en Tunisie. Le poème al-Zaboubiya a été récemment remis sur l’avant de la scène via une interprétation musicale assurée par le groupe tunisien Annava, clamant ces vers subversifs comme autant de refrains libertaires.

L’épopée de Daghbaji

L’épopée de Mohamed Daghbaji, héros de la lutte contre l’occupation française, est demeurée à jamais gravée dans la mémoire tunisienne. Arrêté en 1922 en Libye, il a été livré à l’armée française et emprisonné pendant dix mois avant d’être exécuté le 1er mars 1924, sur la place publique, dans son village natal d’El-Hamma. Mais sa légende vivra éternellement par la poésie et le chant, retraçant les hauts faits d’armes du martyr. L’épopée de Daghbaji sera scandée par la voix rauque du chantre de la musique bédouine tunisienne, le défunt, Ismail Hattab. Le sud tunisien célébrera ainsi également, par ses poèmes, la mémoire des résistants, tels Omar el-Ghoul, et Béchir Ben Sedira, comme l’indique Mohamed Marzouki dans son ouvrage.

Les événements du Jellaz

La chanson « Ali Jarjar » relate les événements au cours desquels 14 Tunisiens ont été tués, une centaine d’autres blessés, et près de 800 emprisonnés, en 1911, lors des émeutes du Jellaz. Les symboles du soulèvement, à savoir Manoubi Ben Ali Khadhraoui, dit « al-Jarjar », et Chedly Ben Amor Gtari ont été exécutés par l’occupant français à Bab Saâdoun, à Tunis, à la suite de ces événements en 1912. A l’époque, la demande publiée dans le Journal officiel tunisien, relative à l’enregistrement des terrains du cimetière d’al-Jallaz pour les placer sous la tutelle des autorités occupantes françaises, avait mis le feu aux poudres.
Le martyr de Jarjar a été à l’origine de plusieurs poèmes populaires, déclamant en musique l’un des principaux événements qui ont émaillé la lutte de la Tunisie pour son indépendance. Une lutte à jamais gravée dans la mémoire collective par la puissance narrative des vers qu’elle a inspirés, et des mélodies qu’elle a insufflées.