« C’est de la moquette », décrit Riadh, 56 ans, fabriquant de chéchias à rue Sidi Ben Arous, « ce n’est pas une chéchia, ils ne savent pas la faire, ça lui ressemble mais ça coûte 5 dinars ». La chéchia « made in China » n’a rien à voir avec le produit authentique en laine de mouton, passé par 9 procédés avant d’être repassé par Riadh et vendu entre 25 et 50 dinars. Si la chéchia tunisienne est un produit au savoir-faire riche, difficile à contrefaire, la concurrence des copies importées d’Asie affecte les artisans. « C’est déjà un artisanat qui agonise», se désole-t-il.

La prolifération des produits asiatiques à bas prix est visible dans tous les secteurs créatifs traditionnels de la Médina : cages de Sidi Bou Saïd, décoration, bijoux, maroquinerie, etc. Pour Samia Fourati, chargée du bureau de presse de l’Office National de l’Artisanat (ONA), « aujourd’hui, la Médina ne représente pas notre artisanat ».

La loi 94-41 relative au commerce extérieur protège pourtant les artisans nationaux des importations touchant au patrimoine culturel, qui sont soumises à autorisation du ministère du Commerce. L’ONA effectue également des contrôles techniques. Mais « les marchés parallèles et la contrebande affectent l’artisanat comme tous les secteurs économiques », avance Samia Fourati. Et selon les artisans et commerçants que nous avons interrogés, les contrôles sont rares et insuffisants. Parallèlement, les importations asiatiques ne cessent d’augmenter. Selon les chiffres de l’Institut National de la Statistique (INS), la Chine est le premier partenaire commercial asiatique de la Tunisie en janvier 2018, exportant sur le marché tunisien pour plus 371 millions de dinars, presqu’autant que l’Allemagne.

Les produits importés, maux de l’artisanat tunisien

La détérioration du pouvoir d’achat y est pour quelque chose dans le succès de ces produits importés. Hamouda, vendeur de bijoux à l’emblématique rue Zitouna, confie vendre à la fois l’artisanat local et des bijoux fabriqués en Chine. « Un collier chinois est 3 fois moins cher qu’un collier tunisien », dit-il. Si sa marge reste sensiblement la même quel que soit le produit, celui à bas prix va se vendre plus facilement, et en plus grande quantité.

Pour rester dans la course, l’artisan aussi est contraint d’abaisser la qualité du produit authentique. « La balgha [babouche traditionnelle] met 2 à 3 jours pour être fabriquée. Le matériau coûtant entre 15 et 20 dinars, elle est revendue à 30 dinars. Aujourd’hui, l’artisan doit en faire 4 par jour, alors le produit ne répond plus à l’ergonomie. On utilise de la colle au lieu de coudre, par exemple », explique Omar, jeune designer et habitant de la Médina. « L’offre s’est adaptée à la demande », estime-t-il, « le touriste qui arrive en bus depuis Hammamet, il a 2 heures et 20 euros pour faire le tour de la médina, il veut acheter le plus possible, donc il cherche les prix les plus bas ». La différence de prix est devenue décisive, notamment pour le client étranger qui ne se renseigne pas toujours sur l’origine et la fabrication des « souvenirs » qu’il achète. La demande a également évolué du côté des clients tunisiens qui, faute de promotion des créations artisanales, se sont tournés vers une offre moderne, pratique, et peu coûteuse.

L’artisanat face à la crise économique

Le commerce des produits importés est aussi l’un des symptômes des mutations socio-économiques que traverse la Médina de Tunis, et de l’intégration asymétrique de l’artisanat local à la logique marchande internationale. « A la déstructuration des corporations qui hiérarchisaient autrefois la Médina, s’est ajoutée la crise économique, qui touche tout le monde et tous les secteurs », résume Foussoun Belkhodja, chargée de communication à l’Association de Sauvegarde de la Médina (ASM). Selon une enquête menée par l’ASM en 2014, le prix des matières premières a été multiplié par 4 depuis les années 90, encourageant à nouveau la contrebande et l’utilisation de matériau de qualité variable. Salah, orfèvre de la rue Sidi Ben Arous, en témoigne. « Avant 2011, j’avais 4 apprentis. Ils sont tous partis à cause de la hausse des prix des matières premières. Ils ne voyaient pas de perspectives d’avenir », raconte-t-il.

Lui qui a 51 ans, a appris le métier par son père dès 11 ans. Aujourd’hui, Salah travaille seul. « Avant, une création terminée était immédiatement vendue. Maintenant, ça reste là », dit-il en montrant son étalage de bijoux et de décorations en argent fait à la main. Riadh, au souk des chaouachis, avait également appris le métier de son père, mais son fils refuse de reprendre la main. Le manque de visibilité de leurs créations et de leurs métiers, qui va de pair avec l’implication des jeunes générations, sont autant d’éléments qui favorisent la croissance du marché parallèle des produits asiatiques.

Le système d’apprentissage traditionnel délaissé et les corporations désormais destructurées rendent difficile la défense des droits des artisans de la Médina, dont les demandes de protection et de contrôle du marché sont jusqu’à présent sans effet. « Il faut rafraîchir cet amour pour l’artisanat », s’exclame Omar. Pour ce jeune designer, « c’est un problème de politique culturelle, de politique du tourisme et du commerce. Il n’y a pas encore de réglementation adéquate, les contrôles sont insuffisants et la communication autour des produits artisanaux fait défaut ». L’absence de stratégie à long terme pour développer la créativité, renouveler les traditions et préserver le savoir-faire ancestral, ne font qu’augmenter les chances pour les produits importés de se faire une place sur le marché tunisien de l’artisanat.