Tahar Battikh. En background le croquis du pavillon Habib Bourguiba, projet compromis par la nomination du député démissionnaire de Nida Tounes

Le 5 janvier dernier, Tahar Battikh, ancien député Nidaa Tounes, a officiellement pris ses fonctions de directeur de la Mission Universitaire et Educative Tunisienne à Paris et de la Fondation Maison de Tunisie à la Cité Universitaire Internationale de Paris (CIUP), devenant ainsi le treizième homme d’affilée à occuper ces fonctions depuis 1953. Déjà suspecté d’être mêlé à une affaire de népotisme révélée par Nawaat, Battikh s’est fait remarquer en septembre 2017 en annonçant sa démission de l’Assemblée des Représentants du Peuple (ARP). Il avait, à l’époque, motivé son départ du Bardo par sa volonté de se dédier plus longuement à ses étudiants, et notamment ceux dont il encadre les travaux, bien que des rumeurs sur une nomination imminente à Paris circulaient déjà. Finalement, c’est aux étudiants tunisiens hébergés à la Cité Internationale Universitaire de Paris (CIUP) qu’il devra se consacrer. Cette nomination ne fait cependant pas l’unanimité. La mise en congé brutale de son prédécesseur, Imed Frikha, malgré un bilan positif ainsi que le caractère partisan de la nomination de Battikh jettent une ombre sur la passation de pouvoir au sein de la mission universitaire tunisienne à Paris.

Remise des insignes de Chevalier dans l’ordre des Palmes académiques à Imed Frikha, directeur de la Mission universitaire et éducative tunisienne à Paris – le 16 juin 2017 – Crédit : ciup.fr

Un changement qui pourrait coûter cher

L’affaire commence en juin 2017, avec la publication par le ministère de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche (MES), d’un appel à candidature pour le poste de directeur de la Mission Universitaire et Éducative Tunisienne à Paris et de directeur de la Fondation de la Maison de Tunisie. L’appel à candidature de juin 2017 (voir ci-dessous) se fonde expressément sur la « vacance de fait » du poste. Pourtant, ce poste est occupé alors par Imed Frikha, qui, d’après une source à la direction de la Maison de Tunisie, apprendra sa mise en congé par le biais de l’appel à candidature visant à le remplacer.

Cette passation de pouvoir se distingue, en effet, par le flou régnant sur la durée des mandats des chefs de mission universitaire tunisienne à l’étranger. De fait, la durée des mandats des prédécesseurs de Frikha a été très variable, allant de 2 à 10 ans. C’est qu’officiellement, la mission d’un chef de Mission Universitaire Tunisienne à l’étranger n’est pas limitée dans le temps. Seulement, le ministère de l’Enseignement Supérieur a décidé de calquer le régime qui s’applique au personnel diplomatique tunisien en mission à l’étranger au niveau de la durée des affectations, comme nous l’a indiqué Tahar Battikh lui-même. D’après l’article 15 du statut du personnel du corps diplomatique, la durée de l’affectation à l’étranger du personnel du ministère des Affaires Etrangères ne peut dépasser les 6 ans, à l’exception du chef de mission qui peut être prolongé. Bien qu’aucune information officielle ou règlement nouveau à ce sujet n’aient été publiés, il semblerait que le ministère de l’Enseignement Supérieur ait décidé d’appliquer cette règle à ses agents affectés à l’étranger, d’où la mise en congé d’Imed Frikha après cinq années de poste à Paris. Toutefois, du côté du ministère des Affaires Etrangères, on précise qu’il n’y a aucune obligation règlementaire à ce sujet : si les salaires, les avantages et les grades des fonctionnaires affectés à l’étranger sont calqués sur ceux des diplomates (à l’exception des fonctionnaires affectés par le ministère de la Défense qui ont un statut particulier), la durée des mandats est du ressort des ministères concernés.

Pourtant, le bilan d’Imed Frikha est globalement positif : la Maison de Tunisie, après les années de gestion hasardeuse qui précèdent sa rénovation entre 2009 et 2011, a pu dégager des excédents à partir de sa réouverture. C’est sous la présidence de Frikha qu’a été mis en place un système de sélection transparent pour les admissions au 45, Boulevard Jourdan. Et ce, pour éviter les soupçons de favoritisme au profit des « fils de ». C’est que la maison aurait, à l’époque de Ben Ali, essuyé de grandes pertes financières causées notamment par le refus de certains locataires aux parents hauts-placés de s’acquitter de leur loyer. Sur le plan évènementiel, elle est parmi les plus actives de la Cité Internationale et s’est démarquée par une certaine ouverture aux jeunes artistes tunisiens, généralement boudés par les institutions culturelles publiques. A son actif, se trouve aussi la construction d’un deuxième pavillon tunisien à la CIUP, baptisé Habib Bourguiba par Béji Caid Essebsi en personne.

Dans un courrier adressé à l’ambassadeur de Tunisie en France, Abdelaziz Rassaa, que Nawaat s’est procuré (voir ci-dessous), le président sortant de la CIUP et membre du conseil d’administration de la Maison de Tunisie, Marcel Pochard souligne que la précipitation du changement de direction pourrait mettre à mal le bon déroulement du projet de second pavillon qui s’inscrit dans le cadre plus large d’extension de la Cité. Le changement perturbe aussi le fonctionnement de la Cité elle-même, puisque Frikha préside la conférence des directeurs, organe décisionnel regroupant les directeurs et directrices des 40 maisons de la CIUP. Frikha ayant été réélu par ses pairs en novembre dernier pour un second mandat à ce poste. Des sources de la Cité Universitaire de Paris nous apprennent en outre que le conseil d’administration prévu pour le 4 décembre qui était censé officialisé la passation de pouvoir a dû être reporté pour cause d’absence de quorum, certains membres du conseil pratiquant une politique de la chaise vide pour protester contre la façon dont le changement de direction a été menée. Contactés par Nawaat à ce sujet, la direction de la CIUP ainsi que M. Gilles Pecoud, membre du conseil d’administration se sont abstenus de nous répondre.

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Il faut dire que ce changement à la tête de la Maison de Tunisie intervient à un très mauvais moment pour les travaux du deuxième pavillon tunisien, puisque la direction actuelle a dû finaliser dans la précipitation la phase préliminaire du projet, lors d’une réunion extraordinaire du Conseil d’administration de la Maison le 18 décembre 2017. Le démarrage de la construction du pavillon Habib Bourguiba prévue début 2018 pourrait être retardé par le changement à la tête de la direction. Tout retard occasionnerait dès lors des coûts supplémentaires. Ce nouveau pavillon qui devrait théoriquement être opérationnel dès la rentrée 2019 vient répondre à l’augmentation du nombre d’étudiants tunisiens séjournant à la Cité Universitaire, qui représentent le deuxième contingent le plus important de la Cité, après les étudiants français.

Nomination partisane dans un contexte flou

C’est donc dans un climat quelque peu troublé que Tahar Battikh prend ses fonctions. L’ancien député Nidaa Tounes, avec lequel nous nous sommes entretenus, affirme n’avoir appris sa nomination à Paris qu’au début du mois de décembre. Quand nous lui rappelons que des bruits circulaient à ce sujet depuis sa démission de l’ARP en septembre dernier, il a rétorqué : « Ce sont des intox. J’ai vu l’appel à candidature en juin 2017. Comme mon expérience correspondait aux qualifications demandées, j’ai postulé et attendu la réponse ». Driss Sayah, chargé de la communication auprès du Ministre s’est fendu d’une courte explication à Nawaat, précisant : « en plus des trois critères que sont le statut d’enseignant universitaire, les 10 années d’expérience en gestion administrative et les capacités avérées en communication, un plan présentant la vision stratégique proposée pour la direction de la mission a été demandé aux candidats ». Sur les 24 candidatures reçues, ça sera donc celle de Tahar Battikh qui sera choisie, « pour ses hautes compétences en techniques d’images (sic), et ses nombreuses contributions dans l’organisation de manifestations internationales en Tunisie et à l’étranger ainsi que pour son expertise en matière d’édition ». Chargé de mission auprès du ministre de l’Enseignement Supérieur depuis le 1er Novembre 2017, Tahar Battikh a participé à l’organisation des assises nationales de l’enseignement supérieur et de la recherche scientifique. Toutefois, il rappelle qu’il a démissionné de l’ARP pour être plus présent auprès de ses étudiants, notamment ceux dont il dirige les recherches : « Le règlement intérieur de l’ARP interdit aux députés d’exercer une autre activité, je ne pouvais donc ni enseigner ni encadrer, même pas à titre bénévole, alors j’ai préféré démissionner ». Il assure que sa nomination à Paris n’entravera pas ses activités d’encadrant de recherches auprès des étudiants de l’Ecole Nationale Supérieur d’Ingénieurs de Tunis.

Interrogé sur le caractère partisan de la nomination, l’ex-député de Nidaa Tounes affirme que son affiliation politique n’aura aucune incidence sur son futur travail : « Je ne vais pas à Paris pour faire de la politique, j’y vais pour occuper un poste universitaire, un travail social. Les étudiants à la Maison de Tunisie, ce sont mes enfants, je vais les encourager, les soutenir, quelle que soit leur affiliation politique ». Toujours est-il que le caractère politique de la nomination reste indéniable, puisque l’ancien député était encore en fonction, lors du dépôt de sa candidature alors que la constitution sanctifie le principe de neutralité du service public.

Cette affaire nous donne à voir une fois encore l’impact des zones d’ombres réglementaires et juridiques sur les choix administratifs. L’absence de règles clairement édictées offre aux décideurs les interstices dont ils ont besoin pour procéder à des révocations, pour prendre des décisions arbitraires. Par ailleurs, si Tahar Battikh a parfaitement le droit de démissionner pour se consacrer à d’autres tâches, le fait de poser sa candidature à un poste administratif, alors même qu’il est élu à un mandat de représentation nationale reste un acte pour le moins préoccupant, qui nous mène à nous poser de nombreuses questions sur l’importance accordée par certains élus à la députation.