45% des bénéficiaires de Tunisie Terre d’Asile étaient originaires de Côte d’Ivoire. C’est ce qui ressort des statistiques de 2016 de cette organisation qui fournit de l’aide aux étrangers victimes de traite. Dans leur pays d’origine, on leur avait promis de trouver en Tunisie un contrat de travail et un logement décent, ainsi qu’un retour rapide auprès de leurs familles. Mais à l’arrivée, le rêve tunisien tourne rapidement au cauchemar. Tout est déjà prévu pour qu’elles soient femmes de ménage, qu’elles le savent ou non, qu’elles le veuillent ou pas. D’abord dépouillées par les recruteurs puis violentées par leurs employeurs, les aide-ménagères ivoiriennes sont vite poussées à la précarité. A leur sortie de l’enfer, c’est un nouvel obstacle qui les attend, celui des pénalités et des procédures de séjour pour les étrangers en Tunisie. Trois jeunes femmes ont accepté de nous raconter leur histoire. Chacun de leurs récits dévoile une étape du trafic dont elles ont été victimes. In fine, c’est un réseau d’exploitation d’êtres humains entre la Tunisie et la Côte d’Ivoire qui apparaît, un réseau structuré, violemment lucratif, et pérennisé par le peu de considération à l’égard des femmes subsahariennes en Tunisie.

Mélissa, victime ivoirienne de traite humaine. Elle a exigé l’anonymat par peur des représailles. (Crédit: Adriana Vidano)

Trois profils, trois arnaques, même sort

Amélie, Monique et Mélissa sont entrées sur le territoire tunisien grâce à l’exonération de visa autorisée pour les ressortissants ivoiriens, permise pour une durée de 3 mois. A leur sortie de l’aéroport Tunis-Carthage, elles sont accueillies par les intermédiaires locaux, ivoiriens ou tunisiens, et sont emmenées directement aux domiciles de familles tunisiennes. Sans en avoir été informées, elles avaient été embauchées comme domestiques à plein temps, bonnes couchantes comme on les appelle en Tunisie. La totalité de leurs salaires avaient été versés d’avance par les employeurs aux recruteurs ivoiriens. Elles sont alors forcées à travailler gratuitement, sans contrat de travail.

Amélie, 28 ans, est arrivée en Tunisie en décembre 2016. Elle a confié sa fille à ses parents en Côte d’Ivoire, où elle était couturière, pour venir travailler ici. C’est après avoir pris contact avec l’ami d’un ami, qu’elle a franchi le pas : la promesse d’un salaire de 500.000 francs CFA mensuels (environ 2240 dinars tunisiens, ou 730 euros) et la garantie d’une prise en charge complète – logement et contrat de travail – ont convaincu sa famille de financer le voyage. Amélie sera emmenée à Sfax, où elle reste cinq mois dans ce qu’elle décrit comme un « enfer ». Démunie à sa sortie, elle apprend qu’elle a cumulé des pénalités pour irrégularité de séjour sur le territoire tunisien. Aujourd’hui, elle n’a toujours aucune ressource.

C’est la belle-sœur de Monique qui l’a aidée à faire le voyage, lui assurant qu’elle aurait un travail très bien rémunéré et qu’elle serait rapidement de retour auprès de ses deux enfants. En avril 2017, cette jeune mère de 32 ans a donc laissé son travail dans une agence de marketing pour tenter sa chance en Tunisie. Lorsqu’elle apprend qu’elle ne sera pas payée, Monique dit avoir « semé la pagaille » chez le couple tunisois qui l’exploite, et réussit à partir au bout de quelques semaines. Huit mois après, elle travaille toujours comme aide-ménagère, mais ponctuellement, un emploi précaire et épuisant qui ne lui permet ni d’économiser pour ses enfants, ni de régulariser sa situation.

Quant à Mélissa, 30 ans, elle a fait des études en gestion commerciale à Abidjan. Elle rencontre un intermédiaire ivoirien, de retour de Tunisie à la recherche de nouvelles recrues, qui lui promet un travail dans le secrétariat. Il l’aide à faire les démarches nécessaires pour le voyage, et fin 2014, elle laisse ses deux garçons à son conjoint et prend l’avion pour la Tunisie. En trois ans de séjour à Tunis, Mélissa n’aura jamais travaillé dans un bureau. Alors qu’elle a été embauchée comme travailleuse domestique à temps plein à Tunis, elle tombe malade à cause de la surcharge de travail et parvient à partir. Elle enchaîne ensuite les petits boulots dans le ménage ou la restauration. Mélissa a fini par déposer un dossier de demande d’aide au retour volontaire à l’Organisation Internationale pour les Migrations (OIM), en juin 2017. N’ayant toujours pas de réponse, elle s’impatiente. « Je veux rentrer le plus tôt possible », insiste-t-elle.

Le recensement de 2014 estimait qu’environ 7500 ressortissants subsahariens résident en Tunisie. « aucune donnée nationale fiable et récente n’existe actuellement sur cette part de la population marginalisée, et encore moins sur le nombre total de victimes des réseaux de traite », relève Sana Bousbih, directrice de Terre d’Asile Tunisie. Originairement terre de départ, la Tunisie est devenue depuis les années 1990 un point de transit et d’accueil des migrants économiques, essentiellement en provenance d’Afrique subsaharienne, surtout de Côte d’Ivoire. Les profils des migrants ont depuis évolué : les femmes sont de plus en plus nombreuses à venir travailler afin de subvenir aux besoins de leurs familles restées au pays. Or, l’association Terre d’Asile Tunisie, qui fournit un accompagnement juridique et social aux étrangers, indique aussi que plus de la moitié des travailleurs migrants qu’elle assiste sont venus par le biais de réseaux de traite ou d’escroquerie. Les victimes de traite représentaient près d’1/4 du total des bénéficiaires en 2016. Malgré l’ampleur du phénomène de la traite en Tunisie, il a fallu attendre jusqu’en 2016 pour qu’une loi de lutte contre ce fléau soit adoptée par le législateur.

Mode opératoire des réseaux de trafiquants

Le recruteur connaît très bien la Tunisie, ses lois de protection et ses failles. Amélie a pris contact avec lui sur internet, tandis que d’autres approchent directement les familles chez elles, de plus en plus souvent dans des villages éloignés de la capitale, Abidjan. Mélissa confirme que le recruteur fait des allers-retours entre les deux pays. Il promet pour les filles des opportunités de travail, une prise en charge complète. « La famille, vu la situation, va s’endetter pour payer le voyage, et une fois à Tunis, c’est un autre intermédiaire qui va les recevoir, tunisien ou du pays d’origine », explique Zohra Bouguerra, sociologue à l’Association des Femmes Tunisiennes pour la Recherche sur le Développement (AFTURD). A leur arrivée, les jeunes femmes sont dépouillées par l’intermédiaire local de toutes leurs liquidités. « Le recruteur la prend, la laisse chez les employeurs, et lui demande de rester tranquille et de l’appeler en cas de problèmes. Quand elle l’appelle, elle ne trouve rien », résume Zohra Bouguerra. L’AFTURD a publié en novembre 2017 une étude sur le travail informel, à partir des témoignages de 229 jeunes femmes. Ses résultats appuient l’idée de l’existence d’un réseau de traite transnational, entre la Côte d’Ivoire et la Tunisie. « Ces réseaux s’entrecroisent, à Sfax, à Tunis, à Gabès, qui sont de grands pôles pour le recrutement et l’emploi des subsahariennes », indique Zohra Bouguerra. D’autres associations qui viennent en aide aux étrangers en Tunisie tirent les mêmes conclusions. Sonia Khelif, cheffe de projet chez Médecins du Monde, confirme que le phénomène touche particulièrement les Ivoiriennes. Elle estime que « sur 1 000 patients, on a 150 victimes de traite. Sur ces 150 victimes, 95% sont ivoiriennes ». Actif et organisé, ce réseau de trafiquants est alimenté par la méconnaissance de la situation depuis la Côte d’Ivoire et sa banalisation chez les employeurs tunisiens.

Amélie, victime ivoirienne de traite humaine (Crédit: Adriana Vidano)

« Je devais travailler de 5h à 3h du matin, tous les jours, pendant 5 mois », raconte Amélie, « tout ce que j’avais c’est un matelas une place à même le sol du salon et une couverture ». Le reste du temps, elle surveille seule les 4 enfants, fait le ménage, la lessive à la main, le repassage, la vaisselle. Toutes les tâches possibles, sauf peut-être la cuisine, toutes sont à faire et à refaire, même lorsqu’Amélie est malade. Mélissa nous confie un calvaire similaire : « on doit tout nettoyer, les meubles, les vêtements, le sol, les murs, […] je devais dormir avec un bébé de dix mois, alors je ne dormais presque pas ». Après quelques semaines de travail forcé, Amélie développe de graves problèmes aux mains, probablement dus à l’utilisation quotidienne de produits ménagers nocifs. « C’était de pire en pire. Je n’arrivais même plus à toucher de l’eau. Mes mains étaient comme pourries », se souvient-elle. Mais elle est obligée de continuer, sans être soignée. « C’était très difficile, la dame tunisienne m’empêchait de manger. Elle refusait de me laisser manger jusqu’à ce que je finisse, souvent vers 23h. Vers minuit, elle venait me voir et me disait qu’il faut manger. Je me levais à 5h du matin. Je prenais un petit déjeuner. Ensuite, je ne mangeais pas jusqu’au soir », raconte Amélie, « une fois même, j’étais en train de travailler, elle m’a poussée et enfermée avec son enfant. » Pendant cinq mois, elle n’aura jamais le droit de sortir de la maison, sauf pour aller faire le ménage chez d’autres membres de la famille ; et si elle refuse de travailler, on la menace de l’emmener au poste de police. Comme son employeuse a payé d’avance les cinq mois de salaires à l’intermédiaire, elle séquestre la jeune femme. La confiscation du passeport agit alors comme une garantie qu’Amélie continuera de travailler gratuitement, en d’autres termes, qu’elle rembourse une dette qui ne lui appartient pas. « Les employeurs paient en avance, la famille de la fille aussi. L’intermédiaire prend tout, et c’est pour ça que l’employeur ne veut pas laisser sortir la fille, c’est parce qu’ils ont déjà payé », confirme la sociologue Zohra Bouguerra.

Un véritable labyrinthe

Amélie n’a jamais pu recontacter l’intermédiaire ivoirien qui l’a piégée. « Son téléphone ne sonnait plus, tout était bloqué, puis j’ai appris qu’il était parti clandestinement en Europe », explique-t-elle. Amélie ne sera jamais payée pour ce travail. Au final, c’est elle qui aura été escroquée de 700 000 francs CFA (environ 3120 dinars tunisiens) pour cet « enfer ». Une fois son contrat terminé, cette jeune ivoirienne a récupéré ses papiers. « La dame a demandé à ce que je reste, mais je lui ai dit, même si je n’ai nulle part où aller, j’y vais », nous confie Amélie. « En sortant, le gardien de l’immeuble m’a dit que c’était comme ça avec toutes les filles avant moi. Cette femme nous traite comme des esclaves et tout le monde le sait », ajoute-t-elle. A Sfax, Sousse ou dans les quartiers huppés du Grand Tunis, la victime ne sait même pas où elle se trouve. A son arrivée à l’aéroport, Amélie était montée directement dans la voiture de l’intermédiaire, qui, sans un mot, l’avait emmenée directement à Sfax. A sa sortie de traite, elle n’a aucun repère, ressource ou contact ; un isolement social préalablement organisé, selon les dires d’une trafiquante interrogée par Inkyfada en décembre 2017. Selon les données de Terre d’Asile Tunisie, 1 victime de traite sur 5 parvient à en sortir en moins de trois mois. Pour les autres, le calvaire dure entre 5 et 13 mois. 1 victime sur 5 restera pendant plus de deux ans sous servitude domestique. Amélie pense que son recruteur garde le contact avec la femme tunisienne qui l’a exploitée, et que l’affaire continue de tourner. A sa sortie, elle a croisé le chemin de la nouvelle recrue, Simone. Elle aussi a été escroquée et placée dans cette famille pour cinq mois. « Je me levais tous les jours à 5h, comme Amélie, la dame m’empêchait de manger, et puis elle me crie dessus tout le temps », confirme douloureusement Simone. « Il y a des filles qui s’enfuient, parce qu’elles souffrent trop, elles laissent leurs passeports derrières elles. Elles immigrent clandestinement en Europe parce qu’elles n’ont plus rien à perdre », déplore Monique.

Une fois sorties tant bien que mal du réseau de traite, la plupart des victimes restent sur le territoire tunisien et continuent à chercher du travail. « Seuls les frères africains m’ont aidé », dit Amélie. « On ne connaît aucune association, s’il y en a qui disent aider, c’est faux, tout est faux », soutient Monique. Elle est aujourd’hui déterminée à continuer à travailler en Tunisie, pour gagner de l’argent pour ses enfants avant de rentrer. Elle a donc entrepris des démarches pour être régularisée. « Partir pour l’Europe, c’est beaucoup trop risqué, même si ici on n’a aucun droit », estime-t-elle. Mais même pour le travail domestique journalier, Monique doit toujours passer par un samsar (intermédiaire). Il lui réclame 50 dinars à chaque recrutement. Cette démarche est particulièrement visible sur internet, où l’on retrouve des dizaines d’annonces offrant les services de jeunes femmes spécifiquement subsahariennes (voir ci-dessous).

Certaines n’arrivent pas à sortir du labyrinthe des intermédiaires initiaux, et même en travaillant ponctuellement, elles sont exploitées économiquement par les recruteurs. « J’ai vécu un mois chez un couple ivoirien qui devait me trouver du travail. Ils prenaient des commissions et en plus, ils m’ont pris tout mon argent de poche », raconte Mélissa. « Après la traite, elles vont à l’église, trouvent refuge chez leurs amis, trouvent un peu de sérénité, mais restent dans des circuits informels. Elles tombent dans une autre forme de précarité car elles n’ont rien », explique Zohra Bouguerra de l’AFTURD. Toujours selon Terre d’Asile, 9 travailleuses subsahariennes sur 10 en Tunisie sont employées dans le travail domestique, le reste dans la restauration. Des emplois précaires, toujours dans des conditions favorables aux abus. Le nombre de victimes identifiées ne cesse de s’accroître, mais les dispositifs restent largement méconnus des concernées. Elles ne savent pas qu’une victime de traite peut être exemptée des pénalités. Au vu de l’absence de ressources et d’informations, de la peur des représailles des autorités tunisiennes et du racisme ambiant, les victimes se sentent souvent illégitimes à parler de leur situation.

Même méconnaissance de l’Instance Nationale de Lutte Contre la Traite, mise en place en février 2017. Selon Raoudha Laabidi, sa présidente : « chaque victime signalée à l’Instance a bénéficié d’une prise en charge totale : logement, prise en charge médicale, assistance sociale, aide au retour ». Une fois signalée, la victime dispose d’un délai d’un mois de réflexion renouvelable, avant de choisir entre un retour au pays ou la coopération avec les autorités tunisiennes, c’est-à-dire entamer des procédures judiciaires contre recruteurs et employeurs. La loi prévoit jusqu’à 10 ans d’emprisonnement et 50 000 dinars d’amende, mais son application fait encore défaut. Une stratégie nationale de lutte contre la traite, coordonnant l’Instance avec diverses organisations, sera néanmoins soumise à un conseil interministériel durant le mois courant. Elle envisage également de créer un mécanisme de référencement des victimes, pour que tout citoyen puisse dénoncer une situation de traite.

*Les prénoms ont été modifiés afin de garantir l’anonymat des victimes