Avenue Bourguiba, l’artère principale de la capitale barricadée

A l’avenue Habib Bourguiba, fils barbelés, barricades et fourgons de la police occupent les trottoirs et bloquent certaines chaussées. Pourtant, le 14 janvier 2011, les milliers de manifestants dans les rues ont réussi une prouesse, celle de la reconquête de l’espace public après en avoir été privé sous l’emprise d’un régime qui le confisquait. « Ni peur, ni frayeur, la rue est au peuple », scandaient-ils en cœur. Sept ans plus tard, les rues de Tunis font comme si elles ne s’en souviennent pas. A part les envahissants uniformes noirs, il y a Bourguiba. Il trône fièrement sur son cheval, solitaire. Comme pour dire qu’il n’y a que l’indépendance qui mérite un hommage dans l’Histoire moderne de la Tunisie. Cette statue a été réinstallée, le 23 mai 2016, dans l’avenue principale de la capitale. A l’autre bout de l’avenue, celle d’Ibn Khaldoun est enclavée par les chars des militaires. Triste métaphore.

« Depuis, la révolution, la présence policière s’est accrue à l’avenue. Les gens y sont de plus en plus nerveux. On ne voit plus des familles qui errent calmement pendant la nuit », regrette Mohamed Nakouaa, 39 ans, réceptionniste à l’hôtel Carlton avant de nuancer :

La seule chose positive dans la grande avenue de la capitale après le 14 janvier, c’est les concerts gratuits et surtout les jeunes qui jouent avec leurs instruments.

Les barbelés autour du ministère de l’Intérieur et en face de l’ambassade de France font aussi partie du paysage. Les Tunisiens n’ont même plus le droit à leurs trottoirs. « Après la révolution, l’avenue Bourguiba est devenue un champ de bataille politique. Malheureusement, elle a perdu son charme. On voit que les agents de sécurité en grand nombre, les fils barbelés installés autour du ministère de l’intérieur et l’ambassade de France et le grand bâtiment de la banque internationale arabe de Tunisie avec son architecture moderne qui a déformé l’esthétique du Théâtre Municipal », Jamel Kramti, 55 ans, projectionniste au cinéma Parnasse.

Rue de Hollande, adjacente de l’Avenue Bourguiba et arpentant l’Ambassade France

L’avenue est belle, ou plutôt, elle devrait l’être si des parcelles de son identité n’auraient pas été amputées. Tout semble y dire : « Il n’y a pas eu de révolution ». Les graffitis des slogans de la révolution n’ont, pour la plupart, pas survécu aux campagnes de nettoyage ayant suivies. La municipalité sait nettoyer les murs mais se fout de conserver leur mémoire. Seuls quelques messages politiques, faisant écho à des batailles plus récentes, peuvent être aperçus dans quelques passages comme la rue du Caire. « Manich Msamah », « Non au retour des corrompus », « Non à la politique d’austérité »… viennent interrompre la quiétude amnésique des rues de Tunis. Des graffeurs comme Street Man titillent la curiosité des passants avec ses questions suggestives et ses formes délirantes.

Tags contre l’austérité et contre la loi sur la réconciliation – Rue du Caire, adjacente de l’Avenue Bourguiba

Aujourd’hui, de la Place du 14 janvier à la Place de la Kasbah en passant par Bab Bhar et les ruelles de la Medina, les noms des martyrs ne sont nulle part. Aucune statue à la mémoire de ceux ayant porté la Tunisie à son émancipation de la dictature. Ni musée ni mémorial. A la Kasbah, place emblématique du soulèvement populaire, le paysage est encore plus austère. Toute trace de la révolution a été effacée. La place a connu des sit-in historiques. Les tentes des protestataires venus des régions intérieures du pays. Ceux ayant passé des mois dans le froid et la faim, diabolisés par ceux qui voulaient conserver leurs privilèges. Les chants révolutionnaires y étaient scandés en cœur. Les tags des revendications sociales sur les murs du ministère des Finances. Aujourd’hui, la Kasbah n’est plus la place de la révolte. Elle est celle d’un gouvernement qui bloque le passage. Il s’est claustré de peur que les laissés-pour-compte y campent à nouveau et lui demandent de leur rendre des comptes. Le gouvernement tourne le dos aux batailles qui ont ouvert à ses membres de nouveaux champs du possible, des luttes qui lui ont donné la légitimité d’exister.

L’avenue 7 novembre a été rebaptisée avenue Mohamed Bouazizi. La place 7 novembre, place du 14 janvier. Et c’est à peu près tout. Les forces de l’ordre ont, eux, eu le droit au respect de leur mémoire. Le 14 janvier 2014, le ministre de l’Intérieur, Lotfi Ben Jeddou, avait inauguré une place en hommage aux policiers morts depuis 2011 à l’avenue Bourguiba. Les citoyens, victimes des violences policières, garderont leurs peines pour eux. Aux yeux des autorités, leurs souffrances ne sont pas dignes d’être honorées. Elles ne méritent pas d’entrer dans la postérité.