Nawaat : La vague de contestations sociales du début du mois de janvier, est-elle une énième crise causée par les mesures d’austérité prônées par le Fonds Monétaire International (FMI) ?

Hamza Meddeb : Aujourd’hui, la période de grâce prend fin, la marge de manœuvre financière devient beaucoup plus limitée car le poids de la dette est considérable et la période de grâce qui a été accordée à la Tunisie vient de prendre fin. Une dette qui rappelons-le est passée de 41% du PIB en 2010 à 71% en 2018 selon les chiffres de l’Observatoire tunisien de l’économie (OTE) avec un service de la dette qui désormais s’élève à 22% du budget. Et pourtant, aucun des choix et arbitrages qui devaient être faits après 2011 ne l’ont été. Ceux qui étaient les insiders (syndicats, corporations, hommes d’affaires) ont pu renégocier et améliorer leur situation, au détriment des outsiders qui ont été, une fois de plus, rejetés à la marge. L’absence de justice fiscale et plus globalement de choix économiques courageux et en rupture par rapport aux options économiques passées font que ce sont toujours les outsiders qui payent le prix : les quartiers populaires, les régions déshéritées, les populations non-intégrées économiquement et politiquement etc.

Pourquoi les choix dont vous parlez n’ont pas été faits ?

Après le départ de Ben Ali, on pensait que la question économique et sociale allait s’imposer dans l’agenda. C’est tout l’inverse qui a eu lieu, elle a été littéralement marginalisée et reléguée au second plan. Dans un premier temps, l’urgence d’établir des règles pour conduire le processus de changement politique a pris le dessus et dans un second temps, c’est le clivage islamistes/sécularistes et les querelles identitaires au moment de la rédaction de la constitution qui ont monopolisé les débats. Après 2011, une phase de renégociation entre partis politiques s’est ouverte. Les islamistes cherchaient à s’intégrer et à se banaliser, à s’insérer de nouveau dans la société tunisienne, l’ancien régime, après une période de latence, s’est mis à chercher à revenir, tandis que les autres partis se sont occupés de jeux partisans et de manœuvres politiques. Aucun parti n’avait une ligne économique claire et tous étaient sans expérience gouvernementale. Du coup, la politique a pris le pas sur tout le reste. La phase de l’élaboration de la constitution a été marquée par des luttes sur la redistribution du pouvoir et du coup la question de la redistribution des richesses est passée au second plan, alors même que c’est cette question qui est au cœur du soulèvement. Plus fondamentalement, les gouvernements qui se sont succédés depuis 2011 semblaient être incapables de prendre des décisions économiques et sociales importantes de peur de s’aliéner trois forces essentielles : L’UGTT qui est un acteur social ayant historiquement assumé un rôle politique et qui est entré dès 2011 dans un cycle de revendications et de demandes de hausse de salaires , l’administration qui a été perçue par les gouvernements post-2011 comme étant acquise à l’ancien régime et disposant d’une capacité de blocage et de résistance considérable et les hommes d’affaires qui forment un groupe d’intérêt important et influent dans les médias et qui cherche à protéger ses rentes dans un nouveau contexte incertain.

Mais justement, qu’en est-il du plan de développement ? Y en a-t-il eu un, ces dernières années ?

Ce qui est assez remarquable en Tunisie, c’est la totale absence de réflexion sur le modèle de développement économique à adopter après une révolution née de l’obsolescence du modèle précédent. Le premier plan de développement qui a vu le jour date de 2016. C’était le projet Tunisie2016-2020. Au fond, la question économique n’a jamais été une priorité. On s’est contenté de mesures dilatoires, on a joué le temps pour finir par ne rien faire.

On croit souvent que pour avoir une bonne réflexion sur le modèle de développement, il suffit d’enfermer un groupe d’experts pour qu’ils dessinent un beau modèle. Mais ça n’est pas du tout ça. D’abord, la réflexion sur le plan de développement doit être engagée par tout le monde : les acteurs économiques et sociaux, les syndicats, les corporations et surtout par les acteurs politiques. Il faut revoir les priorités économiques et surtout il faut sortir de l’économie politique consacrée par le régime de Ben Ali centrés sur la création et la protection de différentes sortes de rentes, la clientélisation des groupes sociaux qui en bénéficient et le dévoiement de l’Etat de droit. Il faut mener une réflexion sur la création de l’emploi, sur la diversification de l’économie et sur la réforme de l’éducation. Il est évident que changer de modèle de développement est une entreprise qui nécessite du temps et qui a besoin de légitimité. Ce n’est pas une opération technique ; elle est politique et parce qu’elle l’est, elle doit mobiliser les gens et faire rêver, dire à tous ceux qui ne sont pas inclus qu’elle œuvrera à les inclure. Concrètement dans le cas de la Tunisie, ça se traduit par la prise en compte des deux fractures majeures qui traversent le pays : la fracture sociale et la fracture régionale. Ces deux fractures ne sont pas des accidents de l’histoire, elles sont le produit d’une trajectoire de l’Etat.

Autre aspect qu’il est indispensable de réaliser et où rien n’a été fait : la réforme de l’Etat. Si dans les années 50 ou 60 l’Etat a été un Etat employeur, développeur, pour beaucoup aujourd’hui, il est devenu un fardeau. L’Etat est incapable de gérer la complexité de la société tunisienne et encore moins de proposer des solutions aux problèmes auxquels elle fait face. Durant les années Ben Ali, les contradictions de la société tunisienne ont été gérées d’une manière policière, par la peur, la menace, la répression, les compromis, la régulation clientéliste et inégalitaire. D’ailleurs, le caractère policier du régime n’était pas simplement fait d’un penchant de l’élite au pouvoir. C’est simplement qu’elle ne s’est jamais proposée de résoudre les contradictions de la société. Leur résolution aurait signifié faire des choix, faire des arbitrages, mettre fin à des rentes et à des privilèges, faire supporter à certains groupes sociaux le coût du changement. Quand ces contradictions ont commencé à exploser en 2008, la machine répressive s’est emballée, pour finir par dérailler complètement en 2011. Aujourd’hui, on vit l’exacerbation de ces contradictions mais aussi, l’incapacité à mobiliser la solution sécuritaire : même cette option n’est plus une solution, les gens n’ont plus peur.

Quelles réformes vous semblent importantes à ce titre au niveau de l’Etat ?

Pour une grande partie de la population, l’Etat est éloigné, inaccessible. Dans des régions entières, il n’y a pas d’hôpitaux, d’infrastructures, de services publics accessibles et du coup la perception de l’Etat se réduit au maintien de l’ordre. Or, en même temps, les demandes d’intégration économique et sociale de la population sont destinées à l’Etat, signe qu’il y a un fort désir d’Etat. Dès lors, il est fondamental de répondre à ce désir non pas par un désengagement de l’Etat mais par « plus d’Etat autrement » pour reprendre l’expression de Philippe Aghion. Il faut réinventer l’Etat en Tunisie et cela passe certainement et dans un premier lieu par une réforme de la gouvernance territoriale. En ce sens, la décentralisation qui n’a eu de cesse d’être ajournée est centrale. Les autorités refusent de quitter le modèle centralisé, où l’Etat est garant de l’unité de la société. On part du principe que si la décision est prise dans les régions, la société va exploser, le pays va être disloqué. Plus largement, il faudrait mener une réflexion sur comment faire pour réarticuler l’Etat à la société et pour faire en sorte que l’Etat joue le rôle d’animateur du développement et de l’investissement dans les régions. Aujourd’hui, l’Etat central « fait » dans certaines régions, pour des raisons politiques, économiques, et « laisse faire » dans les autres régions. Les territoires du « laisser-faire » sont en train de devenir de plus en plus vastes. Ce qu’on voit aussi c’est que l’Etat ne gouverne pas directement dans ces régions, il délègue à des réseaux clientélistes, qui peuvent être syndicaux, affairistes mais aussi tribaux. Ce mode de gouvernement ne fait qu’exacerber les deux fractures régionale et sociale et suscitent le sentiment chez une partie de la population d’être des citoyens de seconde zone.

Il y a aussi une réforme nécessaire au niveau des politiques publiques. Les politiques publiques en Tunisie sont essentiellement sectorielles, elles ne prennent pas en compte les besoins et les atouts des territoires, encore moins la complémentarité entre les différents secteurs. Un des enjeux cruciaux sera de promouvoir le secteur privé dans les régions de l’intérieur car ce qu’on voit dans ces régions c’est souvent un secteur public défaillant et une économie informelle. L’Etat doit savoir jouer aussi bien le rôle d’investisseur que d’animateur du développement. Tout cela exige une vision à moyen et long terme qui demeure malheureusement absente.

Est-ce qu’aujourd’hui les politiques de l’attente arrivent à leurs limites ?

Jouer le temps, faire un usage politique du temps est une stratégie, qui, politiquement, a des limites. On voit qu’aujourd’hui ces politiques sont devenues inopérantes. Les populations exclues s’impatientent et se révoltent. Par ailleurs, les fonds qui peuvent être alloués aux mesures temporisatrices sont de plus en plus minces, avec la fin de la grâce des bailleurs de fonds.

Aujourd’hui, la question sociale et celle de la redistribution des richesses s’imposent. Jusqu’à présent, les gouvernements successifs n’ont fait qu’opérer à travers des mesures dilatoires, des hadhayer (chantiers), des mécanismes de création d’emploi (Amal, Forsati, Ennajem, etc.), mais ces mesures ne font qu’exacerber la colère, le sentiment d’exclusion. La question des hadhayer, par exemple, doit être réglée : il y a 60000 personnes qui y travaillent. Il y a un engagement qui a été pris par le gouvernement pour les intégrer ; où et comment ? On ne sait trop. Qu’on les intègre ou non à la fonction publique, la décision a un coût politique et économique que les dirigeants politiques doivent assumer. On arrive au moment de vérité. Pourtant, il semblerait que la classe politique veuille encore une fois jouer le temps et repousser tout ça jusqu’en 2019, après les élections présidentielles et législatives. Je pense qu’il sera vraiment dur pour eux de tenir jusque-là, même s’il y a une forme de consensus qui commence à s’installer entre Nidaa Tounes, Ennahdha, UTICA et UGTT, qui consiste à essayer de ne pas pousser les contradictions à bout et à essayer de garder les choses telles qu’elles sont jusqu’en 2019. Or la non-prise de décision a un coût économique, social et politique considérable que la coalition politique s’ingénie à ne pas assumer. Le « pacte de Carthage » doit être compris dans ce sens : c’est une forme de mutualisation de l’échec.

Est-ce que comme tant d’autres avant nous, la transition démocratique a ouvert la voie à la néolibéralisation ?

Si on considère le néolibéralisme comme une forme de gouvernement indirecte où l’Etat délègue une partie de ses prérogatives au marché et aux acteurs privés, on peut affirmer que le tournant néolibéral a été pris en Tunisie depuis bien longtemps. Ce qui s’est produit depuis 2011, c’est l’affirmation de cette option néolibérale : on a vu fleurir les associations de charité par exemple qui aujourd’hui remplacent la politique sociale défaillante de l’Etat ; l’enseignement privé aussi bien primaire que secondaire ou supérieur s’est considérablement développé dans un contexte de dépréciation de l’éducation publique. Dans des régions entières, l’accès aux services publics est impossible parce qu’ils sont tout simplement inexistants : prenez l’exemple de la santé : une bonne partie du pays ne dispose pas d’hôpitaux dignes de ce nom et une bonne partie de la population est obligée de se déplacer et de payer pour recevoir des soins dans les hôpitaux des grandes villes. A Tataouine, à Kairouan et ailleurs de nombreuses femmes sont mortes en couche à cause de cela. L’eau potable devient une marchandise dans tout le pays à cause de la détérioration de la qualité de l’eau du robinet. Les organismes de micro-crédits, véritables banques des pauvres, élargissent leurs clientèles chaque jour un peu plus dans un contexte d’appauvrissement de la population et de paupérisation de la classe moyenne. Les exemples ne manquent pas de configuration où en se désengageant, l’Etat « fait-faire » à des acteurs privés ce qu’il est censé assumer comme responsabilités. Ce n’est pas la transition en soi qui a aggravé ce tournant néolibéral, c’est plutôt la manière avec laquelle cette transition a été gérée qui est la cause et ce sont les droits élémentaires qui sont les plus touchés par ce tournant.

Paradoxalement, cette évolution ne s’est pas faite dans un contexte d’austérité ; au contraire elle coïncidé avec une assistance financière massive depuis 2011. Entre 2011 et 2015, la Tunisie a reçu l’équivalent de 15% de son PIB en dettes, aides, dons et autres formes d’assistance financière. Le problème c’est que cet argent n’a pas été utilisé dans le renouvellement du modèle de développement, au contraire la priorité a été donnée au court terme et les effets de ce choix commencent à se faire sentir. La gestion de l’économie s’est résumée à une politique d’attente : on fait patienter les gens et surtout on repousse les décisions difficiles.

Les protestations ont vu la présence accrue de jeunes, ce qui a été l’occasion pour beaucoup de lâcher leur ire sur ce groupe qu’ils qualifient souvent de « violent » ou d’ « indiscipliné ». Pourquoi les jeunes sont-ils pris pour cible ?

On présente la « jeunesse » qui se révolte comme un fait biologique, naturel. C’est comme si on disait « Ils ont de l’acné, ils se révoltent, c’est l’âge, c’est normal ». Sauf que les jeunes aujourd’hui en Tunisie sont maintenus dans une forme de subalternité sociale, ils sont les derniers arrivés sur le marché du travail, ce qui les exclu de la sécurité économique. Le problème est simple : dernier arrivé, dernier servi. Si, en plus, tu viens de Metlaoui, de Tataouine ou de Kasserine, que l’Etat ne veut pas ou ne peut pas embaucher, que tu n’as que l’informel comme voie et- on n’entre pas dans l’informel comme ça -, il y a de quoi être en colère. On est face à un système qui enchaine les jeunes aux marges, surtout quand ils sont issus des classes populaires. Il n’y a qu’à voir les chiffres de l’abandon scolaire, 70000 par an en moyenne, ce qui est considérable. L’Etat n’a rien à offrir à ces jeunes, ni formation, ni avenir.

L’Etat d’injustice au Maghreb : Maroc et Tunisie » d’Irène Bono, Béatrice Hibou, Hamza Meddeb et Mohamed Tozy, octobre 2015, éditions Karthala