Les ministres des finances de l’Union Européenne (UE) réunis à Bruxelles ont rendu public mardi 5 décembre une liste de 17 pays classés « paradis fiscaux ». Des pays, qui, selon l’UE, se sont montrés incapables de lutter efficacement contre l’évasion fiscale et ce, malgré de nombreux appels européens. La Tunisie, qui se trouve sur ladite liste a rapidement réagi à la décision européenne annonçant qu’elle ne tolérera aucune ingérence dans sa politique fiscale, considérant qu’elle « n’est en aucune façon un paradis fiscal ».

Échec du sprint final

L’inclusion de la Tunisie à cette liste n’a pas été une décision de dernière minute. C’est le résultat de l’inaction des autorités tunisiennes aux niveaux politiques et procéduriers. Comme le note Le Monde dans son édition du 6 novembre, la Tunisie fait partie des trois pays -avec le Panama et des Emirats Arabes Unis- qui ont envoyé leurs nouveaux engagements en matière de politique fiscale la veille de la réunion ministérielle décisive. Des promesses que les ministres ont refusé de prendre en considération, arguant de l’impossibilité de les faire examiner à temps par des experts en mesure d’en évaluer la pertinence par rapport aux exigences de l’UE. Les ministres se sont toutefois voulus rassurants, assurant que la liste sera révisée si les promesses de ces trois Etats font preuve de bonne volonté et de sérieux.

En plus du laxisme gouvernemental envers la dernière réunion des ministres des finances européens, la présence de la Tunisie dans cette liste souligne par ailleurs, le peu crédit accordé aux menaces similaires émises par l’Organisation de Coopération et de Développement Economique (OCDE) depuis 2014, en réponse à la hausse des chiffres de l’évasion fiscale et à l’incapacité du gouvernement à faire passer l’article sur la levée du secret bancaire qui avait été refusé par l’ARP en décembre 2016 dans le cadre de la loi des finances 2017.

L’évasion fiscale, un dilemme tunisien

Si en apparence, les Européens semblent contrariés par les incitations à l’investissement en Tunisie du fait de leur attachement à la lutte contre l’évasion fiscale, en vérité, celles-ci sont attaquées pour mieux protéger les intérêts économiques européens, à l’heure de la délocalisation. Celle-ci constitue un grand manque à gagner pour les recettes fiscales des Etats mais surtout, pour leurs marchés du travail. Les taux de chômage y restent élevés, avec une moyenne de 11% au sein de l’UE et pouvant aller jusqu’à 24% dans des pays comme l’Espagne et la Grèce.

C’est ce qui explique l’agacement des Européens face au système d’incitation à l’investissement offshore tunisien. En effet, il offre des privilèges importants voire quasi-illimités à tout investisseur étranger, les plus importants étant l’exonération fiscale et la possibilité de rapatrier les bénéfices sans être soumis au régime des changes. Des facilités garanties par l’Article 10 du Code de l’Investissement ainsi que l’article 20 qui soustrait les bénéfices de l’assiette imposable.

Ces textes font de la Tunisie une destination particulièrement attrayante pour les capitaux européens, située à moins de cent kilomètres de la rive nord de la Méditerranée. Cependant, les préoccupations européennes sont fondées dans la mesure où le système fiscal tunisien fait défaut, puisqu’il se traduit par un manque à gagner en recettes fiscales de l’ordre de 10000 millions de dinars, selon Mustapha Jouili. Cet expert économique a d’ailleurs précisé que ce chiffre reste imprécis compte tenu de l’absence de données fiables en matière d’évasion fiscale, sans compter sur l’absence d’informations sur le volume des échanges financiers au sein du marché parallèle.

Cette complaisance assumée envers les investisseurs, au détriment des recettes de l’Etat se poursuit, à l’heure où le déficit budgétaire atteint les 6%. Les déclarations gouvernementales au sujet de la nécessaire réforme fiscale pour augmenter les recettes se suivent, alors même que le projet de réforme prévu est bloqué depuis 2012. Diverses divergences opposent l’Union Tunisienne des Industries du Commerce et de l’Artisanat (UTICA), l’Union Générale des Travailleurs Tunisiens (UGTT) et les gouvernements tunisiens successifs. Ce blocage constitue un obstacle majeur à l’arrêt de l’hémorragie des recettes fiscales. Il met à mal par ailleurs la crédibilité des engagements pris par l’Etat tunisien vis-à-vis de l’Union Européenne et reflète un manque de sérieux des autorités, incapables de clore le dossier de l’évasion fiscale.

Une décision politique par excellence

Alors même que les réactions gouvernementales se multiplient pour protester contre la décision des ministres des finances de l’UE assurant que la présence de la Tunisie sur la liste sera de courte-durée, cette décision met à l’épreuve les choix économiques adoptés par la Tunisie depuis les années 70.

Visant à pallier au chômage et aux tensions sociales par le biais d’incitations à l’investissement privé local et étranger au détriment de l’équilibre budgétaire de l’Etat, ces orientations ont entrainé au bout de quelques décennies un déséquilibre massif des finances publiques. Le déficit budgétaire pour l’année 2017 devrait dépasser les 6% du PIB. Pour y remédier, l’Etat a préféré s’endetter, faisant appel au FMI et à la Banque Mondiale, au point de faire grimper, en cette fin d’année, la dette publique tunisienne à 64% du PIB.

Concernant les répercussions de cette décision, l’expert économique Mustapha Jouili assure que la décision d’inscrire la Tunisie sur la liste des paradis fiscaux, à ce moment précis, est absolument indissociable de la visite d’une délégation du FMI. Et d’ajouter : « Venue négocier les ajustements des politiques gouvernementales pour extorquer de nouvelles concessions, les représentants de cette institution financière œuvrent pour la privatisation des entreprises publiques et l’ouverture sur le marché mondial ». Jouili souligne par ailleurs le fait que le code de l’investissement tunisien a été discuté au sein du parlement européen avant même qu’il ne soit présenté à l’Assemblée des Représentants du Peuple.

« Les avantages fiscaux accordés aux investisseurs, aujourd’hui critiqués, sont le fruit de pressions et de directives émanant de ces même pays européens et organismes internationaux, qui critiquaient à l’époque les mesures protectionnistes et la politique douanière du pays », poursuit Jouili. La décision des ministres des finances des pays de l’UE est donc éminemment politique.  D’après Jouili, elle est dénuée de liens avec la question de l’évasion fiscale, puisque toutes les mesures économiques prises par les gouvernements tunisiens successifs ont été adoptées avec la bénédiction et le soutien de ces Etats et des organismes financiers internationaux.