Faut-il se demander à quel genre d’œuvres appartiennent les serpillères d’Aïcha Filali ? La question n’est pas incongrue. On dirait que sa récente exposition Parterre(s) fait résonner un genre viennois appelé blödeln, dont l’équivalent serait « faire l’idiot ». Car c’est une exposition qui passerait peut-être pour une blague. Cueillette d’idées ? Plutôt de serpillères périssables. Des torchons rapiécés, avec des notes brodées en point de chaînette – voilà pour la composition. Un parterre, il n’y a qu’à s’en servir ; ça se salit, ça se lave et s’essore aussitôt que ça s’oublie. Mais quand l’art s’empare de vieilles loques sous plexi, cela devient une chose trop drôle pour en parler sérieusement.

Farouche adepte des mœurs déviantes du regard, Aïcha Filali n’en reste pas moins escrimeuse, depuis jolie croquette. C’est qu’elle a, sceaux et balais à l’appui, une manière bien particulière de lancer les idées en l’air avant qu’elles ne retombent par terre. Aïcha Filali ne cache pas son goût pour les objets du quotidien. Les neurones en feu et le kitsch dans l’âme, elle n’est pas du genre à déambuler les mains derrière le dos. Si son regard se nourrit de l’extériorité, de choses et d’objets qu’on trouve dans la rue ou dans sa cuisine, son geste se niche partout, sous l’aisselle poilue d’une vieille mamie comme dans ces reliques avortées gisant sur le trottoir. La tentation est grande chez elle de tendre la main, au hasard des pérégrinations, vers ces bouts de rien, ces serviettes de toile grossière qui font la lie des seuils. On commence par des bouts de textile à essorer, de peu de valeur, d’habitude exclus du champ de l’observation, a fortiori de l’exposition. On termine sur des épures bien tendues, reprisées et signées. D’un geste à l’autre, le nettoyage opère en continu.

Ustensiles d’extérieur dénichés aussi de quelques intérieurs, ces étoffes ne s’inclinent pas devant les œuvres présentées en majesté. L’art, c’est un truc qu’Aïcha Filali aime faire avec les moyens du bord, sans appareillage sophistiqué. En brodant avec application ses pièces, elle dote chaque serpillière de sa propre biographie, rappelant son protagoniste, son logis et même parfois sa date de récupération. Elle réhabilite un vécu par le bout des doigts et dont l’essorage charrie avec lui un procès en légitimité de ce qui est de l’art et de ce qui ne peut l’être. Mais si elle ne promet pas un plus-de-jouir, la démarche d’Aïcha Filali parle de l’objet pour éviter l’œuvre. Ses alliés sont lointains, à l’instar des serpillères colorées par trempage de Noël Dolla, tout comme d’autres points d’appui appartiennent à l’autre bord si l’on pense à La Joconde est dans les escaliers de Robert Filliou. Révélatrice d’une désinhibition bienvenue, Parterre(s) risque la parade d’un geste à côté de ses pompes, qui n’oserait pas se vanter de l’être.

Les accrochages mettant sur un pied d’égalité œuvre et ce qui n’est pas destiné à l’être sont loin d’être légions. Non sans une pincée de sérieux, Aïcha Filali met à mal moins ce statut de l’œuvre que son étiquette, qui a le cul entre deux chaises : entre la velléité des pièces à conviction qui s’égrènent sur les cimaises et le détour du banal dont la serpillère finira bien par avoir la peau. Avec l’air de ne pas y toucher, ces toiles grossières possèdent certes la vertu de nous rappeler à l’essentiel : une  mémoire refoulée des seuils. Mais leur usage qui envoie ici paître la prétention à l’art reste pourtant timide, un peu trop dérisoire pour être sûr de ses effets. Car Parterre(s) ne reconduit-elle pas un surplus d’écume dans sa manière de détourner un objet de sa fonction, alors qu’elle rend indiscernables ce geste de délégitimation et celui que propose l’institution de l’art ?