« Le bébé est là, il grandit », dixit le cinéaste Mounir Baaziz, président du bureau constitutif de la mutuelle, avec un large sourire. Nous l’avons rencontré dans une petite salle de conférence sombre au centre-ville de Tunis, son bureau provisoire. Les locaux fournis à la Mutuelle Tunisienne des Artistes par le ministère de la Culture sont encore en réaménagement. De temps en temps, Mounir Baaziz répond à un coup de téléphone reçu du chantier. « Avez-vous fini de réparer l’électricité ? …On attend le devis pour les moquettes… Attends, attends, viens et montre-nous le croquis. On fera une réunion. Ne commencez rien sans que tout le monde soit d’accord », lance le cinéaste converti en responsable administratif et logistique en s’adressant à un de ses camarades, un accessoiriste-décorateur retraité qui supervise les travaux instigués par le ministère. « C’est un bon signe », confie Baaziz, tout en laissant comprendre que la bataille est encore loin d’être gagnée.

Premières étincelles d’un long processus

Mais quand est-ce que cette histoire de mutuelle a-t-elle commencé ? Baaziz rit avant de répondre. « Ça date d’il y a 4 ans. On peut aussi considérer que ça remonte à 1994 », nous confie-t-il avant de poursuivre sur un ton sérieux. « Avant, j’étais dans le syndicat des techniciens de l’UGTT. On s’est retrouvés dans une situation où les producteurs, l’Etat et la télévision ne payaient pas la cotisation sociale des techniciens qui travaillaient avec eux. Cette situation a provoqué de fortes tensions. On a essayé de trouver un terrain d’entente sur une base légale avec le gouvernement. Mais le lobbying et  la crise du cinéma ont fait qu’on n’a pas abouti à créer un syndicat autonome parce que le code du travail tunisien ne reconnait pas le statut de salarié intermittent ».

En 2014, Mounir Baaziz et le réalisateur Lassaad Dhkili ont lancé un mouvement baptisé « les indignés de la culture » pour dénoncer la situation précaire des artistes Tunisiens. Alors que l’article 38 de la nouvelle Constitution assure à tout citoyen « la sécurité et la qualité des services de santé », les indignés déplorent l’absence de réformes et de mesures concrètes pour améliorer la protection sociale de ceux qui vivent du secteur culturel. « D’un côté, on encourage la culture. On dit, surtout après la révolution : ‘La culture comme barrage contre le terrorisme, la culture comme barrage contre l’obscurantisme, la culture contre la ségrégation sexiste et la ségrégation raciale, la culture qui accompagne la liberté expression. Donc, on ne peut pas laisser tout un secteur avec des travailleurs précaires, abandonnés, sans structure légale prenant compte des spécificités de leur travail ».

Doucement mais sûrement

Venant de différents corps de métiers, les « indignés de la culture » ont diffusé une pétition et un sondage sur la situation sociale des professionnels de la culture (salaire, retraite, paiements et/ou pénalités auprès de la CNSS). « Ils étaient mille au début, et après il ne restait plus qu’un noyau, une dizaine de personnes qui continue à y croire. Manifester dans la rue et signer des pétitions, c’est faisable mais s’il n’y a pas un suivi juridique pour arriver à une solution légale, c’est comme si on n’avait rien fait ». Le 30 janvier 2016, les instigateurs de ce mouvement ainsi que les membres des syndicats et associations du secteur culturel se sont regroupés au local de l’UGTT à Tunis pour entreprendre le premier pas concret vers la création d’une structure légale. Elus lors de cette première assemblée générale de la Mutuelle Tunisienne des Artistes, sept membres qui représentent plusieurs corps de métiers composent le bureau constitutif : Mounir Baaziz, Lassaad Dkhelli et Naceur Sardi du cinéma; Jamel Sassi et Najoua Miled du théâtre, Sami Ben Said de la musique; Houssine Msaddek des beaux-arts. Accompagnés par un groupe de conseillers et d’avocats offrant leur savoir-faire juridique et leurs connaissances en matière de couverture sociale, les fondateurs de la mutuelle plaident la création d’un « statut de l’artiste », la suspension des pénalités des dettes accumulées auprès de la CNSS et une augmentation du minimum garanti de retraite.

Un an et demi après cette première assemblée, le bureau constitutif de la Mutuelle Tunisienne des Artistes est doté d’un statut juridique. D’après le JORT du 25 août, il aura une année pour tout mettre en place: règlement intérieur, obtention de subventions et financement auprès de l’Etat et des particuliers du secteur, mobilisation des adhérents et organisation de la première assemblée générale. Baaziz est réaliste. Il comprend que le travail est dur, car « le milieu de la culture est aussi divisé que toute la société tunisienne ». Baaziz explique que le rôle de la Mutuelle Tunisienne des Artistes est de trouver des solutions qui tiennent compte des particularités des différentes professions du secteur. « Il y a des moyens de cotisation qu’on peut facilement mettre en place pour les gens de cinéma parce qu’on a des contrats par film. Mais pour un artiste qui fait un tableau ou un écrivain, il faut trouver des manières plus appropriées de cotiser ». Cela dépendra des accords avec chaque corps de métier. Pour un metteur en scène, par exemple, « chaque fois qu’un visa est accordé à une pièce de théâtre, parmi les charges, il n’y aura plus de 25% pour la sécurité sociale comme avant, mais peut-être 5% qui iront à la caisse de la mutuelle ». Ainsi la mutuelle vise non seulement l’adhésion des artistes et l’appui des ministères, mais aussi le soutien financier des « privés, des maisons de production, de tous ceux qui ont profité un peu du système pour créer une solidarité entre tous les intervenants du secteur culturel ».

Un accomplissement qui demeure fragile

Une telle solidarité n’est qu’un rêve, disent certains. Combien de « signes positifs » et de promesses de soutien tombés à l’eau au cours des années précédentes ? En 2016, l’ancienne ministre de la Culture Sonia Mbarek s’était montrée enthousiaste quant à la réforme du secteur, et avait d’ailleurs offert une généreuse subvention de fonctionnement à la mutuelle. « Quand on a obtenu un papier disant qu’on allait bénéficier de 50 milles dinars, psychologiquement, les portes ont commencé à s’ouvrir… j’imagine qu’ils [le cabinet ministériel] se sont dits : ‘Ce sont les nôtres, donc on va leur faciliter le travail’ ». Mais sans statut légal à l’époque, la Mutuelle n’avait pas le droit aux subventions de l’Etat. Et puis le gouvernement d’Habib Essid a été remplacé par celui de Youssef Chahed. Le budget de l’année en question est passé à celui de l’année d’après, et la promesse de financement est tombée à l’eau. Cela n’a pas été l’unique fois: « C’est l’effet d’annonce dans les journaux… On a beaucoup de paroles, et très peu d’actes », regrette Baaziz.

Sauf que cette fois-ci, avec la parution du dernier JORT et les travaux en cours au nouveau local, le dossier avance réellement : « On est dans une phase où on a le soutien du ministre actuel. Il est arrivé au moment où il fallait prendre des décisions». Baaziz avoue qu’« on se casse la tête avec la lenteur administrative, les couloirs du ministère et la bureaucratie. Comme on est en dehors de tout le système, qu’on reste autonomes et qu’on tient à rester libres, on paie le prix de notre liberté ». N’empêche que la Mutuelle Tunisienne des Artistes reste, dans une certaine mesure, « à la merci des alliances politiques » et que, d’après Baaziz, il faut faire avec «  parce que ce qu’on obtient est quand même stratégiquement important ». De plus, contrairement aux nominations douteuses et aux promesses politiques non-tenues, le lancement d’une mutuelle indépendante et la réforme des lois régissant le travail dans le secteur, « ce sont des choses qui vont rester ».